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Peter Galassi –30 ans au MoMA

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Fondé par Alfred Barr et Beaumont Newhall en 1940, le département photographie du MoMA a été le premier de sa catégorie à ouvrir dans un musée d’art. Le département a eu une grande influence dans l’acceptation de la photographie par d’autres musées à travers le monde, et est aussi devenu un modèle pour plusieurs institutions dévouées à ce médium, qui ont émergé pendant la deuxième moitié du vingtième siècle.

En 1991, à l’âge de 40 ans, Peter Galassi a été nommé directeur de ce département. Ce poste, l’un des plus prestigieux dans le champ de la photographie, avait auparavant été occupé par Beaumont Newhall, Edward Steichen, et John Szarkowski. Après avoir organisé plus de 40 expositions et effectué des acquisitions essentielles pour la collection photographique du MoMA, Galassi s’est retiré l’année dernière, ouvrant la voie à de nombreuses spéculations quant à son possible successeur. Dans cette interview exclusive avec Sabrina Moura de la Lettre de la Photographie, Galassi partage sa vision de la photographie, ses projets actuels, et une choix de ses acquisitions préférées pour la collection du MoMA.

Sabrina Moura : En 1975, un an après votre entrée au MoMA en tant que conservateur stagiaire, vous organisez l’exposition Pictures Puzzles : Photographs by Robert Cumming, Clarence John Laughlin, Man Ray, and Frederick Sommer. Pouvez-vous nous parler de cette expérience d’organiser une exposition alors que vous commenciez tout juste votre carrière ?

Peter Galassi : Tout cela remonte à loin ! J’avais vingt-trois ans quand j’ai rejoint l’équipe à l’automne 1974. Le MoMA était bien plus petit alors, et le stagiaire était l’un des cinq membres du département de photographie (les autres étaient le conservateur en chef, un conservateur, le superviseur de la salle d’études et la secrétaire). Quand je traversais les galeries le matin pour aller dépoussiérer les images et regarder si tout était en ordre, je croisais tous les jours le Guernica de Picasso sur mon chemin.

L’expansion du musée qui a ouvert en 1964 a donné à la photographie ses premières galeries permanentes pour montrer un choix de photographies provenant de la collection. L’ensemble faisait cent cinquante mètres carrés, et John Szarkowski (qui avait succédé à Edward Steichen en 1962) avait aménagé une petite galerie à l’intérieur pour les expositions temporaires. Elle ne devait pas faire plus de 30 ou 40 mètres carrés, peut-être moins, mais les quatre ou cinq expositions qu’on y organisait chaque année étaient une part vitale de notre programmation.

Szarkowski était un grand professeur. Il encourageait vraiment ses stagiaires, et la plupart d’entre nous avons eu la chance d’organiser une petite exposition – sous son regard attentif, bien sûr. (Il aimait raconter ce que Frank Lloyd Wright avait répondu quand on lui avait demandé s’il avait vraiment dessiné un détail en particulier dans l’une des constructions de Louis Sullivan : « Oui, sept fois ! »). En 1971, Anne Tucker organisa Photographs of Women avant de partir pour le Musée des Beaux-Arts de Houston où elle mit sur pied une collection remarquable. En 1976, Maria Morris Hambourg organisa les débuts de Stephen Shore au MoMA avant de s’installer à Paris pour poursuivre ses recherches sur Atget.

Avec la naïve arrogance commune à la jeunesse, j’étais déterminé à faire une exposition qui marquerait mon indépendance par rapport aux critères esthétiques de Szarkowski (dont je commençais à peine à aborder la richesse et la profondeur). Donc la thématique définissant cette exposition était des photographies directes de mises-en-scène, ou de scènes que l’artiste avait arrangées. Cela devait en grande partie à ma fascination pour ce qui était alors le travail le plus récent de Robert Cumming. Je ne comprenais pas vraiment ses photos, mais je savais que je les adorais.

Sabrina Moura : Au début des années 80, vous vous concentrez sur les relations entre la photographie et les arts traditionnels, en particulier la peinture. À cette époque, vous ne travaillez pas seulement sur votre thèse de doctorat portant sur les paysages italiens peints dans les années 1820 par Camille Corot, vous organisez également l’exposition Before Photography : Painting and The Invention of Photography (Avant la photographie : la peinture et l’invention de la photographie), dans laquelle vous questionnez la légitimité du médium dans la tradition picturale occidentale et situez ses origines – « à la fois technique et esthétique – […] à l’invention de la perspective linéaire au quinzième siècle ». Trente ans plus tard, comment ses premières recherches affectent-elles votre compréhension de la photographie ?

Peter Galassi : Parlez-moi de la naïveté de la jeunesse ! Comme je l’explique dans la préface de Before Photography, ce n’était pas mon idée. Elle venait d’Heinrich Schwarz, l’un des premiers historiens de l’art de formation classique à s’être intéressé à la photographie. (Sa monographie de 1931 sur Hill et Adamson inspira Beaumont Newhall.) Schwarz mit cette idée en avant dans une conférence, et John Szarkowski l’entendit et en fût séduit. Mais Szarkowski ne put l’illustrer avant que Schwarz ne meure en 1974. Cette conférence serait certes exhumée et publiée par la suite, mais en 1980, quand Szarkowski me pria d’organiser cette exposition comme commissaire invité, tout ce dont je disposais alors, c’était ses souvenirs.

Je travaillais à ce moment sur ma thèse de doctorat sur Corot et la peinture en plein-air autour de 1800, donc je concentrais l’exposition sur ce que je connaissais le mieux. En fait, l’environnement culturel à la naissance de la photographie – incluant le cadre scientifique et son interaction avec la culture au sens large – est un sujet très riche. Je pense que j’étais trop jeune pour lui rendre justice, et maintenant mes centres d’intérêt participent de périodes plus tardives, mais j’espère que d’autres continueront d’explorer ce terrain fertile.

Sabrina Moura : En octobre 1991, vous étiez nommé successeur de John Szarkowski à la direction du département photographie du MoMA. Qu’est-ce que cette « transition » représentait pour le département et pour votre carrière ?

Peter Galassi : Pour moi, cela signifiait consacrer ma vie à la photographie. Pendant qu’on recherchait le successeur de Szarkowski, en pensant à ce que je pourrais faire si je n’obtenais pas le poste, j’écrivais à mon ami Charles Stuckey à l’Art Institute de Chicago, pour lui demander s’il n’aurait pas une place pour un jeune conservateur de la peinture du dix-neuvième siècle. Le travail au MoMA a ensuite décidé du reste de ma carrière.

Szarkowski avait été au MoMA pendant longtemps, et c’était une figure très influente, à mon sens, c’est le conservateur photo à l’esprit et au regard les plus pénétrants que nous ayons connu jusqu’ici. Le monde était également en train de changer, beaucoup. Dans les années 60, une nouvelle tradition du travail photographique avait commencé d’émerger du monde de l’art traditionnel, qui n’avait dans l’ensemble rien à voir avec les pratiques photographiques préexistantes. Pour Warhol et Rauschenberg, la photographie n’était pas tant une façon d’explorer le monde qu’une mine d’images déjà produites, et un outil pour les copier, les combiner, et les manipuler. Dans les années 80, les deux mondes de la photographie n’étaient pas seulement très distincts l’un de l’autre. Il y avait même entre eux une atmosphère désagréable de suspicion, d’ignorance, et d’antipathie mutuelles. Je pensais que le plus gros challenge auquel le département photographie du MoMA était confronté était de représenter les deux mondes À LA FOIS. C’était un des objectifs de l’exposition Pleasures and Terrors of Domestic Comfort, qui était présentée à l’automne 1991, quand j’ai été désigné conservateur en chef. Et c’était le but que se proposait More Than One Photography au printemps 1992, une exposition collective qui montraient des travaux photographiques issus des six départements du musée. (Il y en a sept maintenant Media and Performance Art est le dernier né.)

Deux décennies plus tard, la barrière entre ces deux mondes s’est considérablement érodée et je pense que le challenge est maintenant différent : l’art traditionnel n’a plus de problèmes à accepter la photographie, mais cela ne veut pas dire que tout le monde a appris comment regarder un cliché.

Sabrina Moura : Pendant votre mandat au MoMA, vous n’avez pas seulement organisé un nombre significatif d’expositions solo et collectives, vous avez également réalisé des acquisitions vitales pour la collection du musée, telles que la série Untitled Film Stills de Cindy Sherman, et une importante sélection de photographies de Lee Friedlander. Que considérez-vous être vos contributions majeures au musée ?

Peter Galassi : La collection a certainement tenu un rôle majeur. Steichen n’y accordait aucune importance, et même si Szarkowski a fait quelques grandes acquisitions, notamment l’importante collection Atget achetée à Berenice Abbott et Julien Levy en 1968, il mettait plus d’énergie dans les expositions et la réalisation des livres. J’étais très conscient d’occuper la chair de photographie du MoMA durant l’âge d’or des collections de photographie, le département de la photographie au Getty Museum était fondé en 1984, le Musée d’Orsay ouvrait en 1987, la Gilman Paper Company et le Centre Canadien d’Architecture étaient en train de créer leurs grandes collections. Et ainsi de suite.

En 1991, et ensuite une décennie ou à peu près plus tard, le Trustee Committee on Photography, mes collègues et moi, avons conduit un examen minutieux des forces et des faiblesses de la collection et établi nos priorités et nos stratégies. Cette initiative a considérablement renforcé notre fonds sur le modernisme d’entre les deux guerres, notamment grâce à l’acquisition de la collection Thomas Walther, et nous a mené à rechercher activement à approfondir notre collection avec des figures majeures de l’après-guerre, en commençant par Frank, Winogrand, Friedlander, Arbus, et Avedon, puis par Sherman, Michael Schmidt, Judith Joy Ross, Philip-Lorca diCorcia, et un bon nombre d’autres.

Mais je suis fier de pouvoir dire que je n’ai pas seulement travaillé sur mes propres expositions, ou pour mon propre département. J’ai toujours œuvré pour le musée compris dans son ensemble. Je pense que c’est un défi nouveau pour les conservateurs et des commissaires d’exposition dans un monde professionnel où le succès est de plus en plus identifié aux achèvements individuels.
Sabrina Moura : En 2011, un certain nombre d’expositions, de forums et de symposiums ont discuté de l’avenir de la photographie. La nécessité de comprendre les conséquences de la numérisation du médium, ses nouvelles façons d’être partagé et distribué, semble constituer une urgence pour les photographes, les critiques, et les commissaires contemporains. Comment percevez-vous ce besoin d’anticiper le futur de la photographie ?

Peter Galassi : Je n’ai pas pu voir From Here On, mais je le regrette. C’est un groupe de personnes très brillantes et actives, et je suis sûr que j’aurais apprécié et appris des choses en voyant cette exposition. Mais bien sûr, une exposition ne peut montrer le futur. Elle ne peut que présenter des travaux qui existent déjà, et les musées traitent tous du passé, même si c’est seulement de la semaine dernière. Je suis persuadé que, si vous voulez influencer le futur de l’art, vous devez être un artiste.

Quant aux technologies numériques, il est devenu évident depuis un moment qu’elles transforment tous les aspects de nos vies, la photographie est le dernier d’entre eux. La facilité et la vitesse de transmission, la transformation des mécanismes de distribution et de partage, aucun doute que tout ceci soit très important. Mais ça ne touche pas seulement la photographie.

Je pense aussi que nous ne sommes peut-être qu’au tout début de cette mutation, et j’ai l’impression que les seuls qui se tromperont vraiment dans leurs prédictions sont ceux qui sont persuadés d’avoir raison. Récemment, j’ai été tellement fatigué de m’entendre dire que les nouvelles technologies avaient détruit la prise de la photographie sur la réalité que j’ai organisé une conférence pour éclairer les différentes manières dont, bien au contraire, les outils numériques ont amélioré et étendu les capacités du médium à explorer et rendre compte du monde – avec en exergue les travaux d’artistes aussi divers que Jeff Wall, Richard Benson, Andreas Gursky, Barry Frydlender, et Paul Graham.

Par exemple, Graham a récemment remarqué que les appareils numériques impliquent que le photographe n’a plus besoin de dépenser son argent en pellicules et donc de s’inquiéter de prendre trop de clichés. Cette bénédiction, plus la capacité de pouvoir revoir son travail sur un écran d’ordinateur, lui ont permis de réaliser cette œuvre magnifique qu’il a appelé a shimmer of possibility, au sein de laquelle un échantillon de quelques (ou de plusieurs de) photos introduit subtilement l’expérience du temps – pas de manière outrancière, juste un petit étirement de celui-ci – d’une manière que personne n’avait réalisée auparavant. Rien de « photoshoppé » dans ce processus.

Finalement, rappelons-nous que la photographie n’a jamais représenté la vérité, quoi que certains aient voulu nous faire croire. Maintenant certaines personnes veulent nous amener à penser que la technologie a volé à la photographie une vérité qu’elle n’a jamais possédée.

Sabrina Moura : L’année dernière, quand vous avez quitté le MoMA, l’annonce de votre départ stipulait que vous alliez maintenant consacrer votre temps à écrire. Quels sont vos projets actuels ?

Peter Galassi : Mon premier grand projet porte sur une profonde transformation qui a eu lieu durant les années 20 et 30. Stieglitz et ses amis ont essayé de faire de la photographie un art en se retirant du monde moderne, et de l’extension désordonnée du règne de la photographie appliquée. La grande découverte des modernistes de l’entre-deux-guerres a été de comprendre que le vocabulaire pictural de la photographie, aussi banal et encombré de détails oiseux soit-il, pouvaient constituer la base d’un nouvel art, et que le désordre vernaculaire précédent n’était pas seulement vecteur d’inspirations et de provocations, il présentait aussi des sensibilités artistiques pleinement développées. Atget en est le premier exemple, mais il y en eut d’autres : personne n’avait jamais entendu parler de Timothy O’Sullivan avant qu’un exemplaire de l’album Wheeler tombe entre les mains d’Ansel Adams et le laisse bouche bée.

Dans l’ensemble, de Moholy-Nagy et Brassaï et Man Ray, à Adams et Walker Evans, les innovateurs de cette période ont recherché, collecté et salué ce passé foisonnant et son épanouissement tardif. En faisant de la sorte, ils ont simultanément initié la tradition moderniste de la photographie et ancré cette tradition en arrière, dans le passé. Ils ont inventé la bête hybride et chaotique que nous appelons désormais histoire de la photographie.

Sabrina Moura

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