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Paolo Di Paolo : Un monde perdu, un photographe oublié depuis un demi-siècle

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Paolo Di Paolo est né en 1925 à Larino une petite ville dans le sud de l’Italie dans la région de Molise, province de Campobasso, il monte à Rome en 1939, pour étudier la littérature classique au lycée, puis la philosophie à l’Université de Rome. Di Paolo, qui a commencé à faire de la peinture à 16 ans, s’est alors intéressé au milieu artistique romain, en particulier au groupe GRUPPO FORMA 1, qui se prétendait « formaliste et marxiste ». Après avoir obtenu son diplôme, Di Paolo tombe devant un appareil photo exposé dans une vitrine de magasin, un Leica III C  celui même qui a été le premier appareil utilisé par Henri-Cartier Bresson. Il l’a acheté sous les encouragements de ses amis artistes, dans le désir de se rapprocher de l’art par la photographie. C’est ainsi qu’a démarré en 1954 une collaboration historique avec le magazine culte de l’époque, l’hebdomadaire « Il Mondo » destiné aux intellectuels. Il avait toujours aimé ce magazine, pour ses pages photos qui n’avaient pas toujours de rapport avec les articles publiés, les photographies étaient en elles-mêmes des récits indépendants. Il était loin d’imaginer qu’un jour il deviendrait le photographe le plus publié de cette revue.

Les années 1950 et 1960 c’était l’âge d’or du cinéma italien, le « néorealisme » qui accompagne les transformations sociales de l’Italie de l’après-guerre, révélé par les grands réalisateurs comme Roberto Rossellini, Luchino Visconti et Vittorio De Sica, évolue peu à peu vers l’ère de la Dolce Vita, avec l’émergence d’un groupe de metteurs en scène italiens de renommée mondiale (Fellini Antonioni Pasolini etc.) et des acteurs et actrices devenus des stars internationaux, le Festival de Venise lui-même est devenu le concurrent à part égale du Festival de Cannes et des Oscars d’Hollywood.

C’est dans ce contexte que Di Paolo, sortant du lot par rapport aux autres photographes, par sa culture, ses connaissances, sa formation et son sens de l’élégance (il dit qu’il était le seul dans toute l’Italie à porter le parfum de l’aristocratie anglaise, de la marque Penhaligon), il réussit à pénétrer la noblesse italienne et à gagner la confiance de nombreuses stars du cinéma et des écrivains célèbres. Son cliché de 1956 de la star du cinéma muet Gloria Swanson prenant une pose de danseuse exotique à la Villa d’Este de Tivoli, est rendu possible parce que l’actrice voulait impressionner son amoureux en imitant la forme étrangement contorsionnée d’un arbre dans le jardin. En ce temps-là la diva était amourachée du sculpteur hongrois Amerigo Tot, ils se promenaient main dans la main, Di Paolo en réponse à ma question me dit qu’ils ressemblaient aux amoureux des dessins de Raymond Peynet. Sa capacité à saisir les moments d’intimité de ses sujets est remarquable, comme cette invitation par Anna Magnani à la photographier, seule, après avoir nagé, étendue auprès de son chien, dans sa villa de San Felice Circeo en 1955; ou comme ce baiser de Federico Fellini à sa femme Giulietta Masina dans le couloir de l’hôtel Excelsior de Venise, un moment de tendresse de ce couple mythique.

Le classicisme des photos de Di Paolo les rend intemporelles de par leur composition mais aussi l’histoire derrière l’image. Notamment le portrait de ce condamné pour meurtre Giovanni Fenaroli dans sa prison dans l’Ile d’Elbe, tendant son visage vers la lumière rédemptrice qui descend à travers les barreaux de la fenêtre. Cette image de 1961 est à rapprocher de cette photo rarissime et non-datée de Marcello Mastroianni seul devant sa tasse de café et l’air songeur, baignant dans une cascade de lumière descendue là aussi d’une fenêtre grillagée. L’assassin qui avait fait la une de tous les journaux d’Italie à l’époque et l’acteur adulé toujours entouré d’admirateurs partagent tous deux la même souffrance qui est la solitude.

Paolo di Paolo en 1961 a eu l’occasion de travailler pour d’autres magazines qui l’ont envoyé aux États-Unis (New York, Los Angeles), l’Union soviétique (Moscou) et le Japon. Dans un village de pêcheurs à Tappi on le voit accueilli par des visages souriants d’un groupe d’écoliers. Il va passer un mois au Japon, pour prendre note des changements sociaux de l’après-guerre au Japon. Le village sur pilotis de Tappi représentait le vieux Japon, ailleurs il a photographié l’usine de Honda, les magnats de la finance et de l’industrie, mais aussi les écoles de Geisha, les lutteurs de sumo, et les académies d’arts martiaux.

Di Paolo a réalisé un grand nombre de portraits d’écrivains, et celui qui m’a le plus touché est Ezra Pound. J’avais été frappé par les portraits d’Ezra Pound pris par Henri Cartier-Bresson, l’année précédant la mort du poète (1971), à Venise, le montrant assis immobile sans un mot, comme quelqu’un qui avait perdu la raison, Cartier-Bresson a attendu longtemps devant lui avant d’appuyer sur le déclencheur. Du coup après avoir vu le portrait d’Ezra Pound de 1964 par Di Paolo, je lui ai demandé si Pound lui avait adressé la parole et ce qu’ils se sont racontés.

Di Paolo m’a donné une longue réponse: «J’aime cette question. Ezra Pound était à Spoleto pour le Festival dei Due Mondi. Je l’ai contacté par l’intermédiaire de la célèbre journaliste italienne Irene Brin; elle m’a dit que le poète me recevrait dans un petit appartement qu’il avait loué. Je suis arrivé à l’heure. Il ouvrit la porte lui-même et ne me regarda même pas dans les yeux. Je l’ai salué, mais il n’a pas répondu. Alors que je me préparais à installer mon équipement photographique, Pound a marché jusqu’à la fenêtre et est resté longtemps à regarder dehors. Puis il se retourna et regarda autour de lui, m’ignorant complètement. Il se tenait au centre de la pièce et j’ai commencé à prendre quelques photos. Il faisait semblant de partir, mais s’arrêta sur le seuil, l’air pensif, comme s’il venait juste de se souvenir de quelque chose qu’il devait faire avant de partir. Il se retourna, posa une main sur son menton et resta longtemps dans cette position. J’ai pris quelques photos de plus, sans plus; Je gardais le silence pour ne pas le déranger. Il semblait ne pas me remarquer même quand je m’approchais pour le photographier de près. Je tournais autour de lui pour trouver le meilleur éclairage. Il avait l’air de se rendre compte qu’il devait poser longuement pour que le résultat soit bon. C’est à cet instant-là que j’ai pris la meilleure photo. J’étais satisfait, et je pense que Pound le savait aussi. Il se retourna et se dirigea à nouveau vers la porte. Cette fois, il ne s’est pas arrêté. Il sortit sans refermer la porte. J’ai remis mon équipement dans mon sac et ai attendu quelques minutes, puis je suis parti moi aussi. En refermant la porte. Tranquillement. » Deux photographes ont donc photographié le poète légendaire, l’un le représente assis l’autre le montre debout, en plus de partager le même amour pour l’appareil de photo Leica, ils ont en commun de partager le silence d’un poète.

Le sujet le plus insolite que Di Paolo a photographié est le réalisateur Pier Paolo Pasolini, qui appréciait la compagnie du photographe. Tous deux ont fait la route ensemble un juillet de 1959, dans la voiture de Di Paolo en longeant le littoral italien pour un documentaire sur la jeunesse italienne en vacances, qui allait être publié sous le titre de la Longue Route de Sable. Un voyage extrêmement pénible pour Paolo, car Pasolini s’enfermait dans son mutisme. En envoyant ses photos au magazine, Di Paolo inquiet pose la question au rédacteur en chef, qui le rassure en disant : J’ai déjà reçu le texte de Pasolini, magnifique ! Lui poursuit ses fantasmes du passé, toi tu photographie l’Italie d’aujourd’hui. ». Plus tard Pasolini l’a laissé le prendre en photo, méditatif devant la tombe de Gramsci (1960) et en 1964, le réalisateur l’invite sur le tournage de son film « l’évangile selon Saint Matthieu », faisant de lui le seul photographe à avoir été admis sur le plateau des films de Pasolini. La photographie dont Di Paolo se sent le plus fier est celle de 1960 prise sur la colline de Monte Dei Cocci, où l’on voit Pier Paolo Pasolini assis dans le coin droit regardant un jeune garçon sortir du champ par la gauche. Ce garçon rencontré au hasard avait suivi la monté de Pasolini et di Paolo et tournait autour en échangeant des regards avec le réalisateur. Entre les deux personnages s’ouvrait la vallée de la ville romaine comme un abime, abîme prémonitoire qui me fait penser à la fin tragique de Pasolini quinze ans plus tard. Je pose la question à Di Paolo en lui rappelant la lettre publique écrite par Oriana Fallaci après sa mort. Di Paolo me répond :

« Je ne pense pas que mon image de Pasolini sur le Monte dei Cocci présage sa mort. Cependant, je crois que cela peut aider à donner un sens à sa fin tragique. Cette photo condense toute ma perception de la personnalité de Pasolini, de son tempérament, de son apparence dépourvue de prétention. Je pense que l’image est presque parfaite, car elle dépasse le visuel et atteint une dimension mystérieuse d’intimité spirituelle. Si on essayait d’imaginer une reconstitution cinématographique destinée à recréer l’atmosphère des derniers jours de Pasolini: cette photo le refléterait. Ce n’est pas un hasard s’il a choisi le lieu; Je veux l’interpréter correctement. Il y avait une sorte de rapport étrange entre Pasolini et moi. Ce n’était pas une vraie amitié, ce n’était pas dû à une quelconque réticence de ma part, mais plutôt à sa réticence à sortir de sa propre solitude, qu’il gardait soigneusement. Je suis certain qu’il avait beaucoup d’estime pour moi, sinon il ne m’aurait pas demandé – et il me l’a demandé –  le photographier et de déchirer le voile de la vie privée en ces moments d’intense intimité sur la tombe de Gramsci, ou dans une solitude totale, loin du monde, sur la colline du Monte dei Cocci. Vous avez également mentionné le lien entre Pasolini et Oriana Fallaci. Je pense implicitement, peut-être même inconsciemment, que vous avez décelé ce lien dans mes images. Les deux sont représentés dans des moments calmes et invisibles, des moments privés. J’étais ami avec les deux, surtout avec Fallaci; ma relation avec Pasolini était plus cryptique. C’est pourquoi je n’ai jamais vendu leurs images. »

Quand Di Paolo rapporte cette photo à son rédacteur en chef, il a refusé de la publier, parce qu’elle était trop parfaite.

En réalité, le travail d’un photographe documentaire et un artiste comme Di Paolo ne cadrait pas avec le style de la photographie populaire de l’époque. L’explosion du nombre des paparazzis finit par pousser Paolo Di Paolo à ranger son appareil photo et disparaitre du cercle photographique. Il épousa son assistante plus jeune que lui de vingt ans et devint un professeur d’histoire et de philosophie.

Vingt ans plus tard sa fille Silvia vient à la maison de son père pour chercher son équipement de skis et trouve dans le sous-sol des cartons contenant des négatifs et de superbes tirages. En demandant à son père qui est l’auteur de ces photos, Di Paolo qui ne lui a jamais dit, finit par avouer « c’est moi qui les ai faites, j’étais photographe avant ». La petite histoire raconte que Sylvia di Paolo finit par exposer quelques tirages dans une galerie-librairie, et c’est ainsi que le Directeur Artistique de Gucci les a découverts et prend la décision de faire une grande exposition pour Di Paolo au Musée MAXXI de Rome et faire un livre catalogue de 300 pages, avec le titre « Un Monde Perdu, photographies de 1954-1968 ». Paolo Di Paolo âgé aujourd’hui de 94 ans, un grand photographe à part, a été oublié pendant un demie siècle !

Jean Loh

 

« Mondo Perduto », Fotografie 1954-1968 Marsilio Editori 2018

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