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Nous Photographes, Incompétents ou Incapables

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Chronique Mensuelle de Thierry Maindrault

Mais pour qui sommes-nous pris, nous les modestes utilisateurs des outils, aussi divers que variés, qui permettent de transformer un infime instant de vie en une image relativement stable et pérenne ?  Comment sommes-nous arrivés, créatifs et ingénieux, à devenir les esclaves impuissants de nos outils de travail ? Qui se moque de qui ? Comment et pourquoi ? Pour ce qui concerne ce dernier mot, la réponse n’est pas très compliquée, dans notre mode de vie actuel (unique puisque mondialisé) : c’est pour faire de l’argent, du flouze, du pognon, de la fraiche (ce qui reste à prouver), de l’artiche, du blé ou de l’oseille, de la monnaie, du fric, etc.

Les autres interrogations sont moins évidentes.

« qui sommes-nous », pour ne pas compliquer les évidences simples, j’interpelle les photographes, les vrais ! Tous ceux qui ont compris, a minima, comment peuvent se fabriquer des images photographiques avec l’aide de tel ou tel dispositif nécessaire, voire indispensable, pour approcher du but recherché. Peu importe qu’ils soient déclarés, professionnels ou amateurs, ils ont souvent en commun d’être passionnés. Personnellement, je n’ai jamais compris cette différence, ayant eu l’opportunité de vivre en tant que professionnel-amateur, professionnel-professionnel, amateur-professionnel et parfois amateur-amateur. La différence segmentaire tient à des réglementations essentiellement fiscales et sociales, pour le reste les droits de la création et/ou de la réalisation restent quasiment les mêmes (lorsqu’ils en restent). Pour le ou les milliards qui pianotent sur un smartphone multiservices pour saisir le contenu de leur assiette, la savonnette de leur douche, leur intimité aguichante (enfin, supposée) ou des ébats « psychodestructeurs », je les laisse en dehors de cette invective. Suite de remarques auxquelles ils ne comprendront jamais rien. Alors que pour nous, peu importe nos moyens financiers, les technologies utilisées, nos sujets de prédilection, nous avons quelques petites idées sur comment faire une photographie (sans pour autant toujours y réussir). Nous sommes des photographes.

« pour qui sommes-nous pris », pour des niaiseux à qui il est souhaitable de vendre le dernier modèle sorti pour assurer un débouché à une production qui s’essouffle considérablement depuis quelques années. Les conceptions et la fabrication des derniers outils, tant pour la prise de vues que pour la postproduction, puis pour la mise en œuvre finale d’une image, devient de plus en plus éloignée de nos besoins effectifs. Les fabricants de ces matériels et logiciels lancent une course infernale pour l’asservissement des utilisateurs. Fort heureusement, tous nos collègues formés dans les creusets des studios, des sites de guerre, des laboratoires et des autres champs d’investigations n’ont pas tous perdus la « boule ». Quoique certains automatismes nous perturbent sérieusement les appréciations lumineuses ou des choix de plans. Cela est plus inquiétant concernant nos successeurs qui, faute d’une formation technique de base, se prennent innocemment dans cette nasse infernale. Tous ces outils les éloignent inexorablement des notions de curiosité, d’expérimentation, d’implication pour la construction d’une image et de son processus d’élaboration adapté au message qu’ils souhaitent porter.

« comment sommes-nous arrivés … » à transférer la plus grande partie de notre savoir-faire à de pseudo-automatismes matériels qui eux ne savent pas faire, excepter pour nous pondre des illusions. Dans la ligne d’une ancienne publicité qui figurent dans le panthéon des réclames de boissons : « on dirait que c’en est ; mais, formidable, ce n’en est pas ». Les petits curieux qui ont essayé cette invitation, pour ne pas mourir stupide, vous le confirmeront : « ce n’en était pas et cela ne pouvait pas en être ». Cet appareil exceptionnel et ce logiciel extraordinaire devraient faire de meilleures photographies que nous tous réunis, ce n’est toujours pas le cas. Malgré ce que l’on nous fait croire, ces deux merveilles nécessitent encore votre présence effective. Comme pour une autre publicité plus récente, nous avons été submergés par un processus qui nous a imposé le fameux double effet. La numérisation binaire, des biens d’une part, et d’autre part, celle des procédures, nous a plongé dans des mutations intellectuelles simultanées sur deux niveaux. Le stockage permanent — à grande échelle — et multipliable — sans limites — a supprimé la reprographie matérielle contrôlée des œuvres photographiques, plus personne ne maîtrise plus rien. Le bidouillage des images à l’aide d’un cheminement binaire (aussi sophistiqué soit-il !) limite les interactions spatiales de notre intelligence humaine. Certes, tous ces outils récents peuvent s’avérer utiles pour qui sait s’en servir. Sauf que notre démarche est très limitée par les options binaires qui les composent, c’est encore plus évident lorsque la sophistication de l’outil veut nous faire croire qu’il serait capable de réaliser à notre place.

«  qui se moque de qui » peut sembler une question simple à répondre. Mais, ce n’est pas le cas. Un poil égocentriques, nous imaginons tous être les victimes, avec nos pertes de droits, nos pertes de choix techniques, de cette course infernale qui ne profite qu’à des mastodontes financiers. Au passage, nul ne sait exactement si à l’intérieur de ces monstres s’il y a un réel patron et l’état de ses capacités. Tous les photographes, stars comprises, ont été impactés, plus ou moins, par ce phénomène dans leur quotidien. Toutefois, beaucoup plus grave encore, nos œuvres (même celles de nos prédécesseurs) ont supporté l’impact si peu bénéfique et si maléfique d’une transition mal engagée et trop rapide pour être digérée. En conséquence, finalement, c’est le public, amateur ou non d’images photographiques, qui subit la dégradation inexorable des messages, des émotions, des savoirs que nous distillons à l’aide de la lumière.

« comment » en est-on arrivés à cette déchéance de notre fonctionnement cérébral. Toutes ces qualités, propres aux photographes, de curiosité, d’ingéniosité, de persévérance, d’abnégation, de respect, de doute, d’instinct, se sont évaporées. Le numérique entretient notre paresse dans un premier temps. Puis, si nous n’y prenons pas garde, il déconnecte nos neurones.  Cet appareil qui fait sa mise au point obligatoire sur le premier œil qui apparait dans le viseur, et lorsque vous aurez réussi à déprogrammer cette fonction horripilante, votre sujet sera bien loin. Cet autre bijou de technologie qui fixe une vingtaine d’images, à l’instant où vous appuyez sur le bouton, pour choisir lui-même celle qu’il va conserver et stocker sur la carte mémoire. Ce logiciel qui vous change ce ciel maussade en un azur tropical et profite de l’occasion pour faire disparaitre de l’image familiale la tante que personne n’apprécie. Pas d’inquiétude, ces merveilles s’occupent de tout pour nous …

Tous ces petits et grands progrès nous conduisent dans une voie incertaine. L’issue semble toute aussi incertaine pour tous les photographes, qu’ils vivent (peu nombreux, les plus talentueux ne font plus que survivre) ou non de leur savoir, de leur métier, de leur passion. Nous avons déjà transféré nos savoir-faire manuels et industriels au nom de la mondialisation avec quel désastre aujourd’hui. Devons-nous transférer nos créations et nos connaissances spirituelles au bénéfice de la numérisation ? La question n’est pas de s’opposer à l’évolution enrichissante et bienvenue de nos outils ; mais, doit-on abandonner la magique complexité de nos pensées pour s’enfermer sur de simples aiguillages de chemin de fer, aussi nombreux fussent-ils ?

Thierry Maindrault, 09 février 2024

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