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Moscou Photobiennale 2014

Preview

La série de photos créée par Sofia Tatarinova pendant le voyage en Oudmourtie, organisé pour ses élèves par l’école Rodtchenko, réunit des images très hétéroclites : lointains boisés, sculptures de neige, portraits de femmes d’âge balzacien mais aussi textes qui accompagnent les récits des personnages. A première vue, les quatre sujets de ces séries développent de manière classique, étape par étape, le thème de la narration : le portrait du personnage, son monde intérieur, l’arrière-plan, le commentaire. Le thème étant « Femmes seules de la Russie profonde ».

Commençons par une critique pour faire dès le départ un croc-en-jambe à la socioculture, engouement d’aujourd’hui. L’expression « mission créative » nous  paraît quelque peu incongrue, bien qu’il s’agisse d’une mode internationale. Les Français vont en Tunisie ou en Océanie, les Américains visitent le Méxique ou la Géorgie, les Russes, eux, se rendent dans les coins les plus éloignés de leur pays, la Russie. On se demande pourquoi le déplacement devrait raviver les propriétés créatives des gens. On n’envoie pas en Oudmourtie les étudiants de la classe de violon du conservatoire pour que leur interprétation soit plus inspirée, ni les élèves des écoles de danse pour qu’ils sautent plus haut, ni les jeunes mathématiciens pour qu’ils trouvent de meilleures solutions à leurs problèmes, n’est-ce pas ? Pourquoi les artistes peintres (ou les photographes qui se veulent de la même race) devraient voyager ? Et choisir pour cela des endroits où ils ne seraient jamais raisonnablement allés ? Il faut chercher la réponse dans la tendance des enseignants de la grande école de photographie de la capitale à inoculer à la jeune génération un sens des responsabilités et un regard critique sur les réalités de la vie.

Dans la vie pratique de notre passé soviétique, les artistes envoyés en mission créative passaient leur temps à boire et à se faire un peu d’argent en fabriquant les idoles des leaders révolutionnaires. Lors de tels voyages, Dmitri Prigov a observé dans les magasins de province des figurines d’oies ou de cygnes modelées dans le saindoux par les vendeuses à leurs instants de loisir. Il s’est amusé à opposer ces cygnes de graisse « faits par amour de l’art » aux sculptures de bronze froides et sans âme faites sur commande de l’Etat.

A cet endroit de notre analyse où les sculptures naïves en graisse (d’il y a trente ans) croisent bizarrement celles en neige (d’aujourd’hui), diminuons le pathos de notre critique et tournons un regard plus attentif vers l’œuvre de Sofia Tatarinova. Quel est donc le statut de ces rois et reines de neige, de ces champignons, ces ours et ces pères Noël…

Voici tout d’abord un commentaire social, imposé par la forme même de ce voyage pratique des étudiants. L’Oudmourtie est un coin perdu malgré sa disposition relativement proche de la capitale (comparé à Vladivostok, par exemple), le cœur sauvage de la Russie, le lieu de la tribu des femmes seules (veuves pour la majorité) et de leurs lamentations ; pour se consoler, ces femmes participent à des activités artistiques d’amateur (en faisant non pas de la broderie mais de la sculpture de neige). Manifestation originale de la force et de la créativité  féminine malgré les conditions de vie dans cette Russie profonde…

Mais s’il s’était agi d’une nouvelle manifestation de la théorie du genre et de ses conséquences, l’œuvre de Sofia Tatarinova n’aurait pas contenu un si grand nombre de sculptures de neige ;  la série morphologique des personnages de neige vient « refroidir » le pathétique social en le ramenant à une curiosité ethnographique purement formelle du type de celle décrite par Prigov.

Cependant, l’approche ethnographique ne s’avère pas non plus entièrement appropriée lorsque nous nous tournons vers la troisième composante de ce projet — les paysages qui semblent empruntés à des couvercles de boîtes à bonbons ou à des cartes de nouvel an. La surface glacée que l’auteur nous impose consciemment paraît génétiquement proche non pas du traitement numérique de l’image mais de la retouche à l’ancienne au pinceau ou à la plume datant des années soixante-dix : « Ici les pattes des sapins tremblent dans le vent, ici les oiseaux gazouillent anxieu-eu-eu-sement. » Les animaux fabuleux reçoivent ici un lieu d’habitation mythologique.

Pourtant cette composante « mythologique » du projet se heurte à un obstacle : ce sont les textes présentés par l’artiste en guise de documents, de témoignage, de vrai langage. Ils sont tous tragiques sans exception car ils parlent des suicides des maris de ces femmes ; mais l’épicentre de cette tragédie est fuyant, insaisissable. Le mari est-il mort après avoir rendu visite à la voyante ? Pourquoi s’y était-il rendu ? Ou s’agit-il de l’interprétation d’une femme jalouse ? Comment est-il mort ? Il s’est pendu ? Ou bien c’est le mari d’une autre femme qui s’est pendu ? Les frontières du discours mythologique se délavent, le discours  débouche sur le quotidien et sur la subversivité.

Dans sa série oudmourte, Tatarinova suit la voie de la transgression où chaque partie suivante est de toute évidence « extérieure » aux déclarations précédentes. Ce caractère délavé, instable, contamine finalement la photo elle-même, lui prêtant les propriétés de transgenre artistique qui rompt de l’intérieur les clichés positivistes et l’engagement social qui lui sont imposés. L’œuvre paradoxale, effrayante et en même temps ironique de Sofia Tatarinova occupe une position extérieure au courant politique spéculatif principal, et c’est merveilleux.

E. Kikodze

EXPOSITION
Udmurtia
by Sofia Tatarinova
Jusqu’au 4 mai 2014
Zurab Tsereteli Art Gallery
Prechistenka, 21
Moscou
Russie

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