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Mars : Les choix de la librairie de la MEP par Irène Attinger

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Chaque mois, retrouvez le choix de la librairie, par Irène Attinger : une sélection d’ouvrages parmi les nouveautés en vente à la librairie de la MEP, qui, en raison de leur originalité, de leur qualité éditoriale et/ou de l’importance de leur contenu, participent de l’image de l’édition photographique internationale.

BLU
CUNY JANSSEN
Textes (en anglais) de Gabriele Conrath-Scholl et Patricia Pulles
Snoeck Verlagsgesellschaft mbH, Cologne, 2015.
Quand nous pensons à Naples, il nous vient des associations immédiates, des préjugés positifs ou négatifs nourris par les médias. Naples est, au moins depuis le Moyen-âge, un des grands centres urbains européens. Dans certains quartiers, la situation sociale, très dégradée, est marquée par le chômage et la pauvreté, alors que dans d’autres s’étalent richesse et opulence. Les enfants sont très nombreux à Naples qui a le plus haut taux de natalité d’Italie.
C’est la curatrice néerlandaise, vivant à Naples, Patricia Pulles qui a invité une compatriote qu’elle connaissait depuis quinze ans, la photographe Cuny Janssen. Cette dernière est connue pour ses portraits d’enfants en relation avec leur environnement urbain ou rural. Elle aborde ce sujet en cherchant un certain état d’esprit psychologique.
Dans BLU, Cuny Janssen traite naturellement la lumière, les différentes nuances de bleu indissociables de la perception sensuelle de cette ville. Le bleu de son ciel, azur, turquoise, outremer, cobalt ou indigo, avait déjà séduit Goethe en 1787 et lui avait fait dire que Naples « était la partie la plus agréable de son voyage ». Cuny Janssen, qui a fait plusieurs voyages à Naples entre avril 2012 et octobre 2013, nous y emmène avec ses tableaux, qui parlent bien sûr de la beauté de l’endroit, mais aussi des enfants. En mettant côte à côte des photos d’enfants et de jeunes des classes moyennes italiennes et des photos d’enfants roms, le livre nous implique inopinément.
La ville est belle à couper le souffle mais elle abrite aussi une misère humaine difficilement imaginable comme l’existence de ces enfants roms enfermés dans une pauvreté et une saleté visibles. Cuny Janssen en a fait l’expérience pendant sa deuxième séance de photos avec ces enfants. Ils l’avaient prise pour une assistance sociale venue les photographier pour l’école et ils lui ont demandé, à la fin de la séance, quand l’école allait enfin commencer pour eux aussi ? Le dilemme de toute photographie documentaire, et de tout voyage, est mis en évidence et l’empathie s’empare du lecteur, c’est le cœur de BLU.

THIS IS WHAT HATRED DID
CRISTINA DE MIDDEL
RM / AmcBooks (Archive of Modern Conflict), Barcelone / Londres, 2015.
This is what hatred did est l’expression finale lapidaire du roman d’Amos Tutuola My Life in the Bush of Ghosts, publié en 1954. Le village d’un enfant nigérian de 5 ans a été attaqué par des soldats. Sa mère l’avait laissé seul à la maison et il a dû s’enfuir pour échapper aux bombes et au feu. Il a sauvé sa vie en entrant dans le Bush, ce territoire magique interdit aux humains. L’enfant a passé 30 ans perdu dans le Bush, parmi les esprits et les morts, essayant de rentrer chez lui. Tutuola a été obligé de quitter le Nigeria en raison des réactions violentes provoquées par le roman. L’expression du roman est le point de départ de la version de l’histoire photographiée par Cristina de Middel dans les rues de Makoko, un taudis aqueux dans la ville de Lagos au Nigeria. Dans Makoko, les esprits coexistent avec des êtres humains, qui ne peuvent pas s’échapper, des rites étranges sont présents de façon quotidienne et l’atmosphère fournit le cadre d’un conte fantasmagorique.
Le livre qui a résulté du projet combine l’histoire originale de l’auteur nigérian avec la réalité d’un pays souffrant sous le lourd fardeau de stéréotypes africains. Cristina de Middel joue avec un récit double offert par le texte et l’image pour jeter une lumière sur la réalité d’un continent. « Quand je lisais le livre de Tutuola, je dessinais des croquis esquissant la manière dont je le traduirais dans des photographies. » Quand elle a visité Makoko, elle a perçu que ce quartier ferait une magnifique métaphore du Bush. « C’est un endroit très effrayant et j’ai estimé qu’il avait beaucoup de ressemblances avec le Bush, cet endroit magique, interdit dans la jungle. » Elle a dû demander la permission des leaders communautaires, ou « des Rois », des différentes parties de Makoko avant la production de ses images.
« Ce travail est un jeu, mais c’est un jeu que je ne pouvais pas jouer seule. J’ai eu besoin des gens pour y participer. J’ai été très intéressée par la façon dont la communauté participerait à la fabrication de leurs propres portraits. » Selon elle, bien que l’édition reflète sa subjectivité, le résultat final n’est pas l’image qu’un Occidental se fait du Nigeria. « Mes images incluent les croyances des gens, des rituels, des religions. Elles tentent de comprendre de l’intérieur. »

STORIES : 1, TRAIN CHURCH
SANTU MOFOKENG
Steidl, Göttingen (D) , 2015.
Tôt le matin, en fin d’après-midi et le soir des banlieusards prêchent l’évangile dans des trains transportant des travailleurs. Santu Mofokeng écrit dans son nouveau livre : « Le trajet en train n’est plus un moyen pour une fin, mais une fin en soi comme les gens de différents townships se rassemblent dans des voitures à deux ou trois par train – pour chanter en s’accompagnant de tambours improvisés (en frappant les parois et des cloches). Tapant du pied, ils transforment le train en église. C’est un rituel quotidien. Cette extase religieuse soudaine m’a frappé par son étrangeté. Ces nettoyeurs et employés de bureau, ces travailleurs et manœuvres d’usines ont imposé dans une cacophonie de chansons et de prières, une catharsis spirituelle dans un paysage défilant. »
Au cours de quelques semaines en 1986, à bord du Soweto-Johannesburg encombré et précaire alors qu’il se rend ou revient de son travail de tireur dans un laboratoire de photographie, Santu Mofokeng a photographié ce rituel dont il a été le témoin quotidien. « Ces images capturent deux des caractéristiques les plus significatives de vie sud-africaine, l’expérience de pendulaire et la spiritualité. »
La politique d’apartheid a repoussé les Noirs dans des communes à l’extérieur des villes ou dans des réserves éloignées, leur imposant de longs déplacements. Les femmes ont dû faire de longs périples pour passer leurs journées à nettoyer les maisons de familles blanches, négligeant leurs propres enfants et leurs compagnons.
Les photos des passagers soigneusement vêtus sont captivantes dans la vulnérabilité, la joie pure, la tristesse et la confusion qu’elles dépeignent. Dans ces moments, les paroissiens-passagers ont peur mais sont ouverts, ils sont tendus mais ensemble. Dans la foule des passagers s’accrochant aux courroies et aux barres, les Bibles sont miraculeusement restées ouvertes et droites. Vous pouvez imaginer les prédicateurs du train disant à leurs fidèles « Venez et déchargez vos fardeaux pendant une minute, pour qu’ils ne vous écrasent pas. »

CONVERSATIONS AVEC LES MORTS PAR DANNY LYON
PHOTOGRAPHIES DE LA VIE EN PRISON
AVEC LES LETTRES ET DESSINS DE BILLY MCCUNE # 122054
Avant-propos et postface de Danny Lyon, préface de Billy McCune.
Phaidon, Paris, 2015.
Conversations avec les morts fut publié avec la pleine collaboration des services pénitentiaires du Texas. Fin 1967, Danny Lyon obtient le privilège rare de pouvoir photographier sans restriction la vie dans les prisons du Texas. Durant quatorze mois, il évolue librement dans l’enceinte de six prisons ayant chacune un caractère propre. Les textes du livre, provenant de dossiers carcéraux et d’écrits de détenus, illustrent la vie de quelques-uns de ces hommes. Ils sont les héros de ce livre. Le travail s’efforce de rendre compte, d’un point de vue émotionnel, de la situation carcérale alors vécue par 250’000 personnes aux États-Unis.
« J’ai tenté, avec le peu de pouvoir qui est le mien, de donner une image de l’incarcération qui paraisse aussi éprouvante qu’elle l’est dans la réalité, […] Les lettres et les dessins de Billy McCune, un détenu considéré psychotique, ont fourni à Danny Lyon les meilleurs arguments pour nous faire comprendre à quoi ressemble la vie en prison.
« Mesdames et messieurs, je vais vous décrire la réalité objectivement. Je vais vous dire ce que ça fait de vivre seul dans un réduit de 3 x 1,5 mètres. […] Je parle d’une cellule, parfaitement, une cellule de prison. Une prison dans la prison, avec cette porte en face de vous. Je vais tout vous dire sur une porte comme vous n’en connaissez pas. Une porte faite de barreaux de fer. […] Le genre de porte qui s’ouvre pour laisser passer les prisonniers, dans un sens ou dans l’autre. Dans mon cas, elle finit toujours par se refermer derrière moi. »

DAIDO TOKYO
DAIDO MORIYAMA
Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 2016.
Daido Moriyama photographie la population du quartier de Shinjuku où il vit. Ces photographies témoignent de l’esthétique de l’instantané chère à l’artiste. Plutôt que de préparer et de cadrer avec soin ses clichés, il déclenche spontanément sans regarder dans son viseur, se servant de son corps et de ses humeurs pour capter la réalité qui l’entoure.
« En 1997, aussitôt après avoir terminé mon livre de photographies d’Osaka, je me suis dit : « Bon, cette fois, il serait temps que je m’attaque à Shinjuku ! » […] Je venais, pendant toute une année, de photographier Osaka, une ville caractérisée par une puanteur et des contours particuliers et, peu à peu, mon intuition m’avait mené à la conclusion qu’un seul endroit, par sa réalité dense, pouvait l’égaler et même la surpasser : cet endroit n’était autre que Shinjuku.
[…]
Pendant les quelque deux années que j’ai consacrées à photographier ce quartier, toutes sortes de gens m’ont demandé : « Mais pourquoi Shinjuku ? » J’improvisais toujours une réponse, parfois assez plausible, mais en fin de compte voici la formule qui résume le mieux ma pensée : « Tout simplement parce que Shinjuku était là. » Qu’ajouter de plus ? Car le Shinjuku dont je parle se reflète aujourd’hui encore dans mon regard comme un faubourg immense, un sacré lieu de perdition. Les nombreux autres quartiers qui constituent la mégalopole de Tokyo ont, depuis l’après-guerre, franchi d’un bond toutes les décennies pour former selon moi, une fois pour toutes, des paysages aseptisés. En revanche, Shinjuku s’affirme toujours comme un monstre aux couleurs franches, débordant de vie, parcouru de constants soubresauts. » [Daido Moriyama]
Le livre s’ouvre sur un bref essai de Moriyama. Les images en couleurs de la première partie sont imprimées pleine page, voire occupent la double page. Les images, en noir et blanc, de la deuxième partie sont disposées de façon variée, souvent à quatre sur la même page.

SHŌJI UEDA
​SHŌJI UEDA
Avec une nouvelle de Toshiyuki Horie.
​ Réédition, Chose Commune, 2016.
Shōji Ueda (1913-2000), l’une des figures remarquables de la photographie japonaise, est resté profondément attaché à sa région natale de Tottori, au bord de la mer du Japon, qui lui a servi de toile de fond pour la majeure partie de son œuvre.
Aventurier sédentaire, Ueda explore inlassablement les dunes qui dessinent le paysage au fil des saisons. Son regard curieux se pose sur tout ce qui l’entoure : une carte du monde, un champ de blé caressé par le vent, une silhouette se promenant dans la neige, sa femme, Norie, dans la neige… Quand Ueda ne flâne pas, il compose des natures mortes de fruits de saison et d’objets incongrus, petits trésors trouvés ici et là.
L’ouvrage rassemble un grand nombre de photographies inédites, en noir et blanc et en couleur. Pour cette première monographie trilingue consacrée à Shōji Ueda, Chose Commune a donné carte blanche à l’écrivain Toshiyuki Horie, auteur entre autres de Le Marais des Neiges, Le pavé de l’ours (deux ouvrages publiés en français par Gallimard). A cette occasion, il a écrit une nouvelle Sous l’invocation du dieu des anciens objectifs, un texte de fiction en résonance avec l’univers singulier du photographe.

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