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le bec en l’air : Philong Sovan : City Night Light

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le bec en l’air Editions présente le livre de Philong Sovan, City Night Light, une immersion, de nuit, dans le Cambodge contemporain révélé par une lumière cinématographique. Christian Caujolle en a écrit le texte dont voici un extrait :

Bien droit derrière le portail en métal bricolé de soudures il semble totalement figé mais sa main gauche, comme abandonnée, donne de la fragilité à ce portrait d’adolescent qui regarde fixement l’objectif. Située à Koh Dach, tout près de Phnom Penh, l’image date de 2020, en toute fin d’année. Dans la rue, assise sur le rebord d’un muret avec derrière elle une grille dont les barreaux noirs brillent légèrement, elle aussi fixe l’objectif. Elle tient un jeune enfant dans les bras. Elle ne sourit pas, elle est grave ou indifférente et l’on ne saurait dire qu’elle pose. Elle accepte de se donner à la photographie. C’était en 2010, à Siem Reap, la petite ville qui donne accès aux temples d’Angkor. Et, par-delà le temps, ces deux encore enfants qui ne se connaissent pas et ont peu de chances de se rencontrer deviennent frères et soeurs en photographie. Baignés de la même lumière qui les révèle, ils participent d’un dispositif qui questionne le portrait autant qu’il affirme un point de vue par rapport au temps, aux changements et à la permanence. Il aura donc fallu dix ans à Philong Sovan pour conclure son projet d’exploration des villes cambodgiennes la nuit.

[…]

Phnom Penh a été le terrain de jeu privilégié pour cette série de prises de vues nocturnes. Malgré ses plus de deux millions d’habitants, la ville, en dehors des grands axes de ses boulevards transversaux et des quais où se regroupent bars et restaurants bénéficiant d’un éclairage urbain relatif, est plongée dans le noir, chaque jour, après la tombée de la nuit, vers dix-huit heures. Pourtant l’activité ne cesse pas. Petits restaurants faiblement éclairés, couples d’amoureux, veilleurs de nuit, joueurs de cartes ou de go, groupes d’amis buvant de l’alcool autour d’une table basse sur le trottoir, familles terminant leur dîner devant leur maison, enfants ramassant des canettes vides qu’ils revendront, d’autres sniffant de la colle sur un banc non loin de quelques pochards qui n’ont pas réussi à rentrer, livreurs fonçant vers le marché de nuit aux légumes, artisans travaillant tard, petits groupes de jeunes juchés sur leurs deux-roues, entre autres, s’offrent au regard de celui qui prend le temps d’aller à leur imprévisible rencontre en explorant les surprises de la ville.

Le moyen de locomotion le plus courant au Cambodge est la petite moto. Plus d’un million de deux-roues de faible cylindrée sillonnent la seule capitale et se massent en grappes impressionnantes devant les voitures à chaque feu rouge. À Siem Reap, alors qu’il cherchait à définir comment il allait traiter de la nuit, Philong Sovan découvrit en sillonnant les rues que le phare de sa moto accrochait dans le noir des scènes qu’il ne soupçonnait pas. Il sut très vite que ces « apparitions » seraient son sujet. Et il décida d’éclairer avec le phare de sa moto ce qu’il voulait photographier. Avec humour, il se compare parfois au chasseur qui éblouit le lapin dans le faisceau lumineux.

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La ville, alors, devient prétexte, terrain de découverte de modes de vie sans doute en train de disparaître de l’espace public et, plus que tout, décor pour des portraits reconstituant une situation et pourtant étonnamment « naturels ». L’évidente acceptation des modèles qui soit regardent l’objectif soit continuent leur activité – ou font semblant – comme si de rien n’était traduit des tranches de vie nocturne qui deviennent représentatives d’une situation. Nous découvrons ainsi toute une population rarement mise en valeur pour des portraits toujours marqués par le contexte qui leur confère une valeur symbolique. Petits boulots des pauvres, moto-taxis, gardiens, collecteurs d’ordures, sans-abris, enfants des rues, paumés, groupes harassés par le travail, courageux attendant un bus qui peut-être ne viendra pas, gamins espérant qu’un client leur demandera de briquer leur voiture au garage, tant d’autres encore du peuple de la nuit.

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La mise en scène, minimale, sans affectation, fondée sur ce qui a été vu ou entrevu avant la prise de vue, est, presque paradoxalement, destinée à accentuer l’effet du réalisme photographique. Plus les éléments sont en place dans un cadre d’une extrême précision, plus l’ensemble, fabriqué jusque dans une lumière qui n’existe jamais dans ce réel-là, est composé avec équilibre, plus la véracité de l’ensemble s’affirme. Une palette chaude, subtile, parfois légèrement étrange, assure la cohérence chromatique de l’ensemble et permet une subtilité des détails dans les noirs pour composer des tableautins, des scènes de genre sans aucun misérabilisme.

[…]

Parce qu’il s’en tient rigoureusement à la notion de dispositif, aussi bricolé soit-il, parce qu’il s’oblige à choisir avec précision, à chaque fois, la direction du rai de lumière que le phare de sa moto vient ajouter à la situation qu’il a découverte au hasard de ses traversées de la ville, cet explorateur fonde une modalité du style documentaire tout à fait originale. Mises en scène et réalistes, documentaires et absolument fabriquées, ses photographies n’aspirent à aucune vérité. Elles écrivent avec la lumière dont il a décidé d’être le deus ex machina les questions que se pose aujourd’hui un jeune Cambodgien sur les villes de son pays dont la transformation si rapide l’oblige à la fois à s’interroger sur son sens et à conserver l’écho de ce qui est encore. Et, peut-être plus que tout, à garder trace, avec quelque inquiétude, de la situation de ceux et celles qui vivent, invisibles la nuit, dans ces villes.

Christian Caujolle

 

Philong Sovan

Né en 1986 au Cambodge, Philong Sovan s’initie à la photographie avec son compatriote Mak Remissa. Photographe au journal The Phnom Penh Post jusqu’en 2011, il obtient une bourse d’étude à Paris, à l’École Louis-Lumière en 2012-2013. Parallèlement à des travaux de commande, il se consacre aussi à ses projets personnels. Les photographies de Philong Sovan ont été exposées dans le monde entier : Photo Phnom Penh (2009, 2010 et 2013), Biennale Photoquai du musée du Quai Branly à Paris (2011), Hôtel de la Paix à Siem Reap (2011), Institute of Contemporary Arts de Singapour (2012), World Event Young Artist Festival à Nottingham (2012) dans le cadre du projet « Ma Samaritaine 2013 » dont il est lauréat, Getxophoto festival en Espagne (2015), Friche la Belle de Mai à Marseille dans le cadre des Rencontres d’Arles (2019) ainsi que dans différents festivals en France, Italie et Suède. Représenté par les galeries Lee (Paris) et Batia Sarem (Siem Reap), il est régulièrement publié dans la presse cambodgienne et internationale.

 

Philong Sovan : City Night Light
Texte de Christian Caujolle
le bec en l’air Editions
18 x 24,5 cm, 112 pages, couverture cartonnée
60 photographies en couleurs
français/anglais/khmer
ISBN 978-2-36744-169-6
35 €
www.becair.com

 

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