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L’aveuglement révélateur de Gregory Dargent

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Musicien compositeur, joueur de oud et guitariste électrique, Gregory Dargent s’improvise photographe dans les sables sahariens, là où il y a une cinquantaine d’années l’armée française a réalisé dix-sept essais nucléaires. Parti chercher les traces de l’explosion passée, c’est le déni de sa propre histoire qu’il laisse jaillir dans le noir pénétrant de ses images. D’errances à distance au trouble échange de visages anonymes, il caresse avec tendresse le grain de son passé dans ces paysages fracassés de contrastes. Ce serait comme un passage, pour arriver à une certitude : « Je ne me vois plus sans la photographie dans ma vie. »

Cilou de Bruyn

 

Musicien à la base, vous aviez dans votre casque celle déjà composée spécialement pour ce voyage. Comment vous a-t-elle guidée ?

Je photographie toujours dans le silence car je n’ai pas la sensation de pouvoir vraiment « voir » si je n’ « entends » pas mon environnement … Lorsque je suis parti faire mon premier voyage, j’avais effectivement déjà enregistré l’album en trio. Cet album m’a accompagné, plus dans mon esprit que dans mes oreilles.  Dès le premier jour, j’ai compris qu’il ne s’agirait en aucun cas de la bande originale de mon livre, mais d’une direction différente dans la narration. D’une certaine manière, la musique représente le fantasme de ces explosions et des transformations qu’elles ont pût générer, alors que le livre raconte mes propres transformations lorsque je me suis retrouvé seul sur place, face au réel et à ma vie. Ce sont deux arts très différents en nature qui n’ont ni les mêmes outils, ni les mêmes temporalités, ni la même autorité, mais je crois profondément par contre que pratiquer sincèrement un art donne des bases, intérieures, qui servent à en pratiquer un autre.

 

Vous décidez de faire un livre de photos, en vous improvisant photographe. En quoi le fait d’être « néophyte » a-t-il pu influencer votre regard ou votre façon d’aborder les choses ?

Effectivement, lorsque je suis parti faire mon premier voyage (il y a eu 3 courts voyages en 10 mois), je ne pratiquais l’argentique que depuis une dizaine de mois, et commençais à peine à me forger une culture photographique.  Du coup, en arrivant sur place, j’étais désemparé  et pensais que tout ceci était un mélange de folie et d’ego mal placé. Je me demandais réellement ce que je faisais là, à Reggane… Pour la petite histoire, à mon arrivée le soir à Reggane, je n’y connaissais personne, j’ai vu qu’il n’y avait pas d’hôtel, pas de camping, juste un vieux bâtiment quasi abandonné pour les gens de passage. Plus tard, la police est venue me chercher pour m’amener dans une maison entourée de hauts murs, avec un policier en civil en charge de ma sécurité « au cas où ». Là, pas très rassuré, je me demandais vraiment quelle mouche m’avait piqué et j’ai fait mes premières images du livre.

J’ai tout fait à l’instinct, en m’appuyant sur mon expérience musicale : essayer de privilégier le propos plutôt que la forme. Je pense donc que, malgré mes innombrables angoisses et interrogations, malgré les moments où découvrant les négatifs je me suis haï d’avoir voulu expérimenter des choses, je me suis débarrassé d’énormément de contraintes et j’ai photographié avec beaucoup de liberté. Mon manque d’expérience a engendré pas mal de surprises photographiques, bonnes ou mauvaises, qui m’ont poussé à m’engager dans certaines directions d’un voyage à l’autre. J’apprenais de mes erreurs, certaines m’ont séduit et j’ai tenté ensuite de les reproduire. Quelque chose d’assez brut est vite apparu, qui m’a obligé à regarder mes images en profondeur. Dans les phases d’editing, entre les voyages, j’ai également énormément appris car être « débutant » provoque un certain enthousiasme intérieur. J’ai fait des diaporamas avec musique (j’en fais souvent encore après certaines tournées à l’étranger), qui m’ont obligé à créer des narrations. D’une certaine manière, ça me rassurait, puis très vite, je m’en lassais , et donc, j’avançais…

 

Que cherchiez-vous à exprimer au départ ? Qu’avez-vous trouvé à l’arrivée ?

Je pense qu’au départ je pensais montrer quelque chose de dur, je m’imaginais naïvement partir pour montrer des monstruosités, de la souffrance, un monde dévasté, une certaine violence. C’était, je pense, mon fantasme qui s’exprimait, avec un manque total d’expérience de l’image. Je n’avais pas encore saisi nombre de choses au sujet de la photographie. Mais en rentrant de mon premier voyage à Reggane, en regardant mes premières sélections, d’autres choses sont apparues. La solitude. Un certain abandon. De la tendresse aussi. Et des étrangetés. Les images plus violentes, plus frontales, ont naturellement été évincées au profit d’images plus distanciées. Et plus cette distance apparaissait, plus je trouvais une intimité et un ressenti personnel dans les images, jusqu’à une certaine limite où elles redevenaient à nouveau impersonnelles. C’est à ce moment-là que j’ai compris que le livre parlerait aussi de moi, et que j’ai donc commencé à comprendre cette photographie qui me bouleverse. Certains flous n’étaient plus les secousses des explosions, mais bien ma propre main qui aurait tremblé, et certains portraits sont quasiment devenus des miroirs de mon propre état là-bas.

 

Comment mettre en images l’impalpable ?

J’ai la sensation qu’il faut offrir au lecteur des images assez équilibrées pour à la fois lui montrer une direction, tout en laissant le propos assez ouvert afin qu’il puisse lui-même s’y projeter librement. L’impalpable est peut-être cet espace invisible entre ce que j’essaye d’exprimer et ce que la personne en face reçoit, avec toute sa subjectivité. Je reste encore étonné de certains retours sur mes images, à quel point chacun y voit ce qu’il veut… mais tous ces ressentis différents se tiennent. car au final, est-ce que le plus important est que les gens comprennent ce que JE veux dire, et voient ce que JE veux montrer ? Ou plutôt que j’ouvre juste des espaces suffisamment larges et balisés afin que chacun s’interroge librement sur le sujet ? Je pencherai plus pour la deuxième proposition, et c’est cet équilibre-là qui commence petit à petit à me fasciner… Quand une image (ou une musique) cherche trop à séduire ou à se suffire à elle-même, j’ai naturellement un petit blocage intérieur, un rejet… donc, en toute humilité, j’essaye de tendre vers cet espace plus flou, avec mes moyens.

 

Vous traquiez la lumière, dites-vous, pour être transpercé de lumière, celle présente de cette terre africaine, celle passée de la bombe. Par quoi avez-vous été aveuglé ?

 Je voulais naïvement prendre des photos qui fassent « plisser les yeux ». Je prenais régulièrement le soleil en photo en pensant recréer des explosions. Mais petit à petit, la couleur de mon aveuglement s’est déplacée, du blanc vif au noir profond… Je me suis retrouvé dans ces noirs bouchés, ces ombres sans matière, et dans ces visages rendus anonymes. Donc mes soleils ne font finalement pas plisser les yeux, mais ils créent ces ombres-là, ces noirs. Dans le noir, je suis aveugle, et il s’y trouve donc potentiellement tout ce que je peux fantasmer.

 

Quelle part intime de vous livrez-vous dans ces images ?

Au moment où j’ai compris que je commençais à parler de moi, ce sont énormément de choses qui se sont mises en branle à l’intérieur. Tout d’abord je me suis rendu compte que cela faisait la troisième fois que je travaillais sur l’Algérie. J’avais déjà fait 2 créations musicales avec des artistes algériennes et avais toujours dit que c’était le hasard et la chance qui m’avaient fait travailler sur ces musiques. Mais là, quelque chose sur l’histoire de ces essais nucléaires sahariens m’obsédait depuis 5 ans, me faisais rêver poétiquement. J’ai créé le répertoire en pensant continuer une sorte de triptyque Algérien, mais lorsque la photographie est apparue, certaines choses ont bougé. Premièrement, je devais sortir le livre sous mon nom, et donc, le disque aussi. Habitué à créer des groupes et à sortir les disques sous ces noms-là, je me sentais d’un coup mis à nu. Pour moi ça n’a pas été anodin, car je ne montais plus un projet autour d’une thématique et d’un ensemble de musiciens, j’étais d’un coup une personne s’exprimant sur un sujet très précis. Et c’est alors que de nombreuses choses se sont révélées. Cette exposition intime liée à la photographie a décalé légèrement ma pratique musicale, et a soulevé de vastes questions auxquelles je ne m’étais pas préparé. Jouant mentalement avec la lettre H, j’aimais souvent m’attarder sur le mot Hérédité. Je pensais aux radiations qui, touchant une personne, pouvaient créer des malformations à ses petits-enfants des années plus tard. Et d’un coup, je me suis aperçu d’un certain déni dans lequel je vivais depuis des années. Oui, ma famille vivait à Alger avant et pendant la guerre. Mon grand-père et mon oncle étaient militaires de carrière à cette époque. Mon père, trop jeune, ne sera militaire que quelques années plus tard. Et moi, j’ai grandi « dans » les casernes en Allemagne, et sortant de là, je suis devenu joueur de luth arabe après avoir entendu à 20 ans un disque de Alla, un joueur de oud saharien de Bechar, en Algérie. L’Algérie, comme dans de nombreuses familles, n’était que très rarement évoquée, et pour moi, enfant, je n’en avais entendu que des bribes. Et me voilà, foulant le désert pour la première fois avec un instrument muet, ayant donné à mon livre une lettre muette comme titre, pour créer mon tout premier objet non sonore. Pas de mots. Pas de sons. Une fois sur place, les essais nucléaires étaient loin de moi. Et ma photographie a commencé alors à prendre la direction de mes errances, et à s’éloigner d’une démarche documentaire (que je ne souhaitais pas) pour aller vers un travail d’auteur. Aujourd’hui, même s’il est très récent, je vois plusieurs grilles de lecture à ce livre, mais j’avoue qu’il comporte encore quelques mystères.

 

Aviez-vous des images en tête qu’il vous fallait capturer ?

Absolument. Je peux même dire aujourd’hui que quasiment toutes les images que j’avais en tête avant de partir étaient de très mauvaises idées et n’ont pas été réalisées (ou si mal !).

 

Comment s’est faite votre sélection d’images ?
Je suis passé par énormément d’étapes, et j’ai découvert à quel point le regard de l’autre transformait ma propre appréhension de mes photographies. Lorsque quelqu’un regardait mes sélections, sans rien dire, les images mutaient instantanément à mes yeux… certaines jaillissaient, d’autres devenaient fades ou irritantes. C’est là que j’ai pris conscience de l’importance du regard extérieur, et j’ai été très chanceux dans mes diverses rencontres, qui étaient toutes extrêmement bienveillantes. Ljubisa Danilovic et Sabrina Biancuzzi m’ont encouragé et aidé au départ et au retour de mes voyages, Gilles Roudière m’a débloqué à un moment où j’étais un peu perdu et fait ressurgir des images que j’avais jetées, et Caroline Benichou a jeté un regard plein de sensibilité sur l’ensemble quasi terminé (mais la preuve fut faite à ce moment-là, qu’il ne l’était pas…). Mon éditeur Manu Jougla des Éditions Saturne fut également très présent et notre amitié est née autour de ce projet, et bien sûr, ma compagne Jeanne Barbieri qui m’a offert le regard de celle qui découvre également la photographie mais voit tout avec recul et poésie…

 

Quelles sont vos sources d’inspiration ?

Mes premiers émois photographiques ont été les images de Klavdij Sluban, de Michael Ackerman, de Daïdo Moriyama… mais je suis également très touché par les photographes de ma génération, comme Gilles Roudière, Damien Daufresne, Gabrielle Duplantier, Stéphane Charpentier qui m’ont instantanément impressionné.

 

Et l’après ?

À plusieurs reprises je me suis dit que j’avais fait de la photographie pour faire H, et que je pourrais arrêter ensuite, pourquoi pas ? Mais à présent je n’imagine plus ma vie sans le travail photographique. J’ai donc un projet en tête, mais je suis quelqu’un de très lent avant de faire les choses (que je fais ensuite souvent très vite). J’y pense énormément, mais j’attends de sentir une certaine urgence avant de commencer, afin d’être certain du sujet réel. Ce projet m’amènera dans une aire géographique et culturelle très différente et inconnue de moi… J’ai ensuite ma pratique photographique plus intime qui m’accompagne au jour le jour, autour de deux axes importants pour moi. Mais cela restera sûrement privé, je ne sais pas encore, nous verrons bien… Inch’allah.

 

 

Le site de Gregory Dargent :

https://www.gregory-dargent.com/

 

Le livre :
H, Gregory Dargent
112 pages. Format: 23 x 15.9 cm. 35 euros . Éditions Saturne

L’expo :
Le Rêve d’un Mouvement, exposition collective, organisée par Amine Boucekkine avec Gregory Dargent, Gilles Roudière, Stéphane Charpentier, Damien Daufresne, Gaël Bonnefon, Frédéric D. Oberland, Elisa Leonie Migda.
À l’Atelier Gustave, Paris ;  du 11 au 16 janvier 2019.

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