Désamour Fares, 28 ans, est l’un des cinq ou six acheteurs à traiter avec les seuls orpailleurs d’Haïti. Il vient tous les jeudis à Lakwev, une des trois mines sauvages regroupées dans le nord-est du pays. La plus rentable, selon lui. A l’ombre d’un cabanon de bois et de tôle, il patiente depuis plus d’une heure au village, qui semble l’ignorer et poursuit son rythme de forçat. Là, trois hommes souquent un palan pour remonter l’argile des profondeurs ; ici, en file indienne, les femmes portent les sacs de terreau sur leur tête jusqu’à la rivière, pour décanter l’or.
Désamour attend son tour. « Ils finissent toujours par venir, il leur faut leur argent », dit-il, la main sur le sac à dos qu’il a, par sécurité, posé sur ses genoux. Le jeune homme y enferme son kit de commerçant vagabond, une balance de précision, un tube d’aspirine vide pour emmagasiner le métal jaune et une liasse de gourdes, la monnaie haïtienne. Pierre-Silia Bastien est la première à se présenter devant l’officine improvisée. Marche lente, la femme de 47 ans paraît bien frêle dans son uniforme de fatigue un peu trop large : short noir, vieux tee-shirt délavé et, sur les cheveux, un foulard, son seul atour féminin. De sa main brunie à l’ocre, elle pose quelques grains d’or sur un petit carton, prenant garde de ne laisser aucune paillette collée sur sa paume. La moindre poussière compte dans la balance qui pèse son travail de la semaine. Le cadran se stabilise à 0,9 gramme. Elle en tirera 900 gourdes, soit 17 euros, selon le tarif invariable de l’acheteur. Environ 50 % du cours mondial. A Lakwev, loin des poncifs occidentaux, le terme “précieux” évoque l’espoir et la misère, le labeur et le salaire.
Pierre-Silia est mariée à Jean Arnolt, le chef de la communauté. Ce statut ne lui confère nul privilège. Lorsqu’elle n’est pas dans les entrailles de la terre à en extraire la glaise, elle cultive le maïs. « La mine n’est pas faite pour les femmes, mais il n’y a rien d’autre pour subvenir à nos besoins. Au fond il fait noir, cela fait un peu peur, mais je mets ça de côté pour pouvoir payer les études de mes enfants. » Des “timouns”, enfants en créole, Pierre-Silia en a dix. L’un d’eux, adolescent, parle parfaitement le français. Il rêve d’être diplomate, ambassadeur même.
« Je ne veux pas qu’ils cherchent l’or, reprend la mère avec une fierté mélancolique. Ce n’est pas un vrai travail. » Et encore moins un métier d’avenir, car les ressources s’épuisent. Il faut creuser de plus en plus profond, extraire de plus en plus de terre pour un rendement qui diminue constamment. Assis sur les rebords de sa mine, Pierre Joseph l’admet : « Avant, nous creusions à peine pour tomber sur des pépites. Maintenant, regardez, nous prenons de plus en plus de risques pour quelques paillettes. Le mois dernier, un tunnel s’est effondré sur un homme du village. On a dû lui couper une jambe. J’arrive à peine à m’occuper de mes sept enfants, et l’on peut toujours rêver pour obtenir des aides de l’Etat ! »
De fait, la mine de Lakwev est illégale. Niché sur un haut plateau à deux heures de piste de Ouanaminthe, le hameau évoque un champ de bataille couleur terre de Sienne. En trente ans, les villageois y ont creusé quelque 3 000 trous, à quelques mètres les uns des autres. Six seulement sont encore en activité, mais voilà qu’on en creuse un nouveau. L’endroit n’est pas choisi au hasard, ici il reste de la place. Professeur de géologie à l’université d’Etat d’Haïti, Dominique Boisson n’est pas étonné par la pénurie qui guette Lakwev. Il a pratiqué des prélèvements dans la région : « Le site n’est pas installé sur une source d’or, ce ne sont que des résidus qui s’épuisent très rapidement. » Cette source, le géologue la traque depuis quinze ans pour le compte d’une compagnie minière canadienne, Eurasian Minerals, qui a fait du nord d’Haïti son nouveau terrain de prospection.
Aussi surprenant que cela paraisse, “le pays maudit” est vêtu d’un manteau d’or. C’est le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), dont l’indice a classé Haïti parmi les vingt pays les moins développés du monde, qui en a officialisé la découverte, dès 1972, lors d’une grande campagne d’analyse du sous-sol. Aujourd’hui, certains politiques avancent un potentiel de 15 milliards d’euros ! De quoi allécher les compagnies internationales.
« A l’époque, deux gisements ont été clairement identifiés par le PNUD : Morne Bossa et Grand Bois », raconte Dannel Bélizaire, président de la Géominérale d’Haïti. Le personnage a l’œil qui frise et l’embonpoint fier de la bourgeoisie de Port-au-Prince. Saint-Victor Saint-Juste, doyen de Beaugé, village à flanc de montagne au cœur du secteur de Grand Bois, se souvient que Bélizaire s’est rendu ici à la fin des années 1980. « Il est venu acheter des terres aux agriculteurs pour le compte de la compagnie canadienne Sainte-Geneviève. Un cousin avec qui je partageais des terres en héritage a vendu notre lot sans me prévenir. J’ai beaucoup perdu, à l’époque. » Et, surtout, rien gagné.
Mais, à 81 ans, le sage de la communauté ne veut pas d’histoires. Coiffé d’un chapeau de paille, il prêche la paix face aux compagnies qui s’agitent dans les parages. « Quinze ans plus tard, c’est Dominique Boisson qui est monté ici. Il nous a montré des papiers signés par Bélizaire. Ce que nous lui avions vendu appartient maintenant à Eurasian Minerals. » Dans sa cahute, Saint-Victor étale sur une table les papiers administratifs d’une vie. Parmi eux, un contrat signé Eurasian Minerals et Newmont Mining, la deuxième plus grosse compagnie minière du monde. Le texte est rédigé en créole. Il stipule que Saint-Victor a le droit de cultiver les terres qui, désormais, appartiennent à la joint-venture des deux firmes. Le jour où elles interviendront dessus, il faudra partir contre une compensation non chiffrée. Au bas des formules juridiques, le vieil homme a apposé son empreinte digitale en guise de signature. « Je ne sais pas lire… » confesse-t-il.
Le sort des communautés comme celle de Beaugé inquiète des associations, qui s’organisent pour faire valoir leurs droits. « Ils ne sauront pas se défendre face à la puissance des groupes occidentaux », s’alarme Ellie Happel, avocate du programme haïtien Global Justice Clinic. Pour ces communautés qui vivent de ce que leur offre la nature, la mise en production d’une mine pourrait avoir des conséquences dramatiques. » En 2010, quand Eurasian Minerals est revenue à Beaugé, l’entreprise a investi 8 millions d’euros en recherches, installant un camp de 200 personnes et construisant des infrastructures pour son ingénierie. Saint-Victor, et tout le village, a travaillé pour elle. « Je m’occupais de surveiller le moteur de la machine qui perçait le sol. Lorsqu’ils ont trouvé de l’or, j’ai voulu en garder un peu, mais ils m’ont dit que je ne saurais pas quoi en faire ! » s’amuse-t-il, candide.
« La société de Dominique Boisson nous a payés 225 gourdes [4 euros] la journée, et nous a versé des indemnités de 3 500 euros pour faire une tranchée dans notre champ. Une belle somme ! Les Blancs sont repartis en rebouchant tout, et l’on n’en a plus entendu parler. » Saint-Fort Dufresne ne voit pas les choses du même œil. « Tous ne travaillaient pas à la même enseigne. Moi, je m’occupais de refaire la route du village ou de piocher dans la tranchée. D’autres sécurisaient le site de forage. Je ne pouvais même plus marcher sur mes propres terres ! Regardez, nous sommes entourés d’une végétation qui nous fait vivre. Je n’ai pas envie qu’elle disparaisse contre un travail dans la mine, si mine il y a un jour. »
Il est vrai qu’aujourd’hui la frénésie aurifère est contrainte à la patience. Elle avait redoublé en 2010 après le tremblement de terre. Haïti était devenu le centre de l’attention des Occidentaux et des bailleurs de fonds, en plus de la nouvelle stabilité politique, le terreau était plus propice aux investisseurs voraces. A tel point qu’en 2013, le Parlement prononça un moratoire sur ces activités, ouvrant les yeux sur une législation obsolète, et sur les 20 % du territoire acquis par la prospection. Le ministère des Finances et des Travaux publics s’associa alors à la Banque mondiale pour l’aider à rédiger une nouvelle loi. La banque ne se limita pas à de la simple assistance. Elle conseilla au gouvernement d’organiser un vaste processus de consultation et impliqua le Fonds monétaire international (FMI) pour conseiller John Williams, l’expert mandaté pour rédiger le texte, en consultation ouverte avec les firmes intéressées. Au même moment, elle investissait 4,4 millions d’euros dans les activités haïtiennes d’Eurasian Minerals.
« Le projet de loi d’août 2014 contient de nombreuses innovations (…). Pour citer un exemple, la loi prévoit un cadre nouveau et clair pour l’exploitation minière artisanale », se félicite Chrystelle Chapoy, la porte-parole de la Banque mondiale.
Tous les grands acteurs de cette industrie aux multiples facettes qui avancent à marche forcée assurent avant tout œuvrer pour l’avenir de leur pays. « Outre les royalties, les impôts sur le revenu et l’emploi pour la population, pensez aux infrastructures que cela pourrait nous apporter ! Regardez chez nos voisins dominicains, selon moi, ils ont pu développer le tourisme à ce point grâce à l’exploitation de leurs mines », martèle Dominique Boisson. Depuis quinze ans, la mine de Pueblo Viejo est exploitée juste de l’autre côté de la frontière. Elle se situe dans la même « ceinture minérale » qui traverse les deux pays. Environ 6 millions d’onces d’or en sont sorties sur un potentiel de 25 millions. Des résultats qui font rêver ceux qui pensent qu’Haïti détient la clé de son avenir sous ses pieds.
De retour à Lakwev, dans la rivière où l’on sépare le butin de la boue, Rosaline replace le fichu qui la protège du cagnard. Elle affiche un large sourire. Elle patauge pourtant dans la boue avec les autres femmes du village. Quand elle n’est pas à l’école, cette adolescente de 16 ans cherche de l’or pour se constituer un petit pécule et s’occuper de sa sœur, qu’elle emmène en classe tous les jours. Huit heures de marche aller-retour. « Je rêve de devenir médecin, de soigner les gens. Les compagnies minières ? Je ne les connais pas, mais mes parents disent toujours qu’elles ont beaucoup d’argent…»
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