Ma première rencontre avec John Schott a eu lieu en avril 2006. Je l’ai interviewé dans le cadre des premières étapes de ma recherche sur Nouvelles Topographies : Photos d’un paysage altéré par l’homme, l’exposition de 1975 (désormais considérée comme ayant fait date), qui proposait un changement radical dans la façon de décrire photographiquement les zones de construction. Mes notes à partir de cette conversation révèlent la largeur du spectre référentiel de Schott : Ed Ruscha, Walker Evans, Susan Sontag, Rudolf Arnheim, Ludwig Wittgenstein, Donald Judd, Jasper Johns. Ces noms m’étaient familiers, et ce qu’ils représentaient pour Schott m’est apparu clairement au fil de notre discussion. C’est toutefois la référence que je ne connaissais pas – à la proxémie, étude des distances spatiales et des interactions humaines – que je souhaite utiliser comme structure organisatrice de cet essai.
La proxémie, concept développé par l’anthropologue culturel Edward T. Hall dans les années 1960, est aujourd’hui le plus souvent associée à la notion d’“espace personnel” et au pouvoir communicatif de la proximité. Hall a élaboré un schéma sur quatre niveaux ou zones de distance sociale, de la plus éloignée à la plus proche : public (de 3,5 mètres à 7,5 mètres), social (de 1 mètre à 3,5 mètres), personnel (de 0,5 mètre à 1 mètre), intime (de 0,1 mètre à 0,5 mètre). Il semble difficile de rattacher ce schéma aux représentations de zones de constructions inhabitées, mais selon Hall, la proxémie de l’espace personnel influence l’organisation de l’espace de nos maisons et de nos villes, dont l’analyse est un produit dérivé de la série Route 66. De façon plus analogique, on pourrait dire que les zones proxémiques de Hall peuvent être utilisées pour tracer la courbe de la façon dont Schott s’approprie une idée. Précisant son identité artistique au cours de son voyage de 1973-74, Schott a adopté la position stratégique de l’anthropologue culturel, évaluant à la fois les environnements matériel et intellectuel dans lesquels il se déplaçait. Il est ainsi passé au cours de son voyage d’un engagement public à un investissement intime dans la photo.
Son engagement public a débuté à l’Université du Michigan, à Ann Arbor, où Schott a suivi des études supérieures en photographie et histoire de l’art. Phil Davis (expert en processus historiques et particulièrement minutieux dans la chambre noire) a été pour lui un mentor ; il avait pour camarade Nicholas Nixon et Lynne Cohen, autre artiste émergente qui travaillait seule à Ann Arbor. La période que Schott a passée à l’université, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, a coïncidé avec ce que l’on appelle le Photo Boom, moment où les musées, les critiques et le marché de la famille ont adopté le médium et ses nombreux messages. Schott a intégré le discours collectif tenu dans les institutions et les publications, sur l’histoire, l’ontologie et le potentiel de la photographie et fait siennes les fulgurances de la psychologie perceptive quant aux médias et à la communication. Témoin des changements de modèles dans le monde de l’art contemporain, il a alors décidé de prendre lui-même l’appareil.
Schott était certes intrigué par les postures iconoclastes de l’œuvre d’Ed Ruscha et de Dan Graham, mais l’artiste qui l’a réellement fasciné – qui l’a fait quitter l’espace public du discours intellectuel/institutionnel pour entrer dans l’espace social de Hall, où les interactions sont motivées par les goûts et agendas partagés – appartenait à une génération plus âgée, rattachée à la tradition documentaire : Walker Evans. Evans a travaillé dans les années 1930 pour la Farm Security Administration. Il a témoigné de l’architecture vernaculaire américaine avec une précision gracieuse que Schott et sa génération ont trouvé particulièrement vivifiante, notamment en comparaison avec la monumentalité émotive et les grandes métaphores de leurs prédécesseurs immédiats que sont Ansel Adams et Minor White – ou avec le grain des photos de rue de Robert Franck. La photographie était-elle capable de « seulement montrer, mais de façon très précise et spécifique ? », se demandait-il.
Lorsque Schott a découvert les planches contact d’un voyage d’Evans à Chicago au début des années 1970, l’impact a été immédiat. Il connaissait les images reproduites dans les livres, mais la qualité des tirages l’impressionna. Frappé par leur éclat et leur planéité, leur « réalisme hallucinatoire », il s’est éveillé à la matérialité et à la sensibilité du médium. Il a vu dans la neutralité apparente des photos d’Evans ce qui sous-tendait les albums récents de Ruscha et Learning From Vegas de Venturi et Scott Brown. L’importance du savoir-faire lui semblant alors une évidence, il a même investi dans un appareil 20×25. Outil par la suite relégué au royaume de la publicité, cet appareil au boîtier grand format a libéré Schott des clichés et postures de la photo de rue. Enfin, son goût pour Evans l’a placé sur un terrain d’entente – dans un espace social – avec le groupe d’artistes à l’origine du genre de la photographie de paysage, devenus célèbres sous le nom de Nouvelles Topographies.
Cette invention a naturellement pris place le long des routes nationales qui reliaient les états entre eux. Financés par les subventions du Fonds de dotation national pour les arts, de nombreux photographes ont pris la route, suivant la tradition incarnée par Evans et Robert Franck. Schott a fait de courtes excursions dans le Michigan, en compagnie de Lynne Cohen, pour photographier les sites sociaux du Middle West, comme les Elks Clubs. Après avoir acquis de l’expérience avec son appareil grand format, il a voulu relever le défi de photographier un environnement non familier, et décidé de partir vers l’Ouest en 1973/74. Nicholas Nixon venait de quitter Ann Arbor pour Albuquerque, afin de suivre le programme MFA de l’Université du Nouveau Mexique. Schott a ainsi pu rendre visite à son ami, rencontrer d’autres membres du département photo de l’UNM largement admirés et prendre des photos en chemin. Il a donc intégré un espace personnel, aux côtés d’artistes en devenir qui partageaient sa sensibilité.
A l’origine, les motels n’étaient pas censés faire l’objet d’une série photographique, mais ils ont fini par éveiller l’intérêt visuel de Schott au cours de son voyage à travers le pays (ils représentaient aussi une utilité pratique). Étant donné la mythologie rattachée à la Route 66 – si souvent traversée et photographiée, à l’image de l’air entraînant chanté par Bobby Troup en 1946, si souvent repris – Schott savait qu’il faudrait relever le défi d’atteindre quelque chose de nouveau et différent. Déterminé, il a trouvé l’inspiration dans un spectre de mouvements artistiques contemporains allant de la pop au minimalisme : l’œuvre d’art peut être valable sur la simple base de l’intention, en dépit de sujets ou de matériaux modestes. « La différence entre une photo prise par le plombier et une photo prise par un artiste est conceptuelle », fait remarquer Schott. Cela fait « partie du plaisir ».
Les photographies de la Route 66 sont une référence délibérée à Evans. Comme lui, Schott a souvent placé les bâtiments au centre de ses images, comme s’il dessinait leurs façades à niveau. Les angles obliques occasionnels, équivalents des vues orthogonales des architectes, sont élaborés avec le même soin. On découvre en outre un voyage typologique, qui trouve certains homologues dans le monde de l’art (notamment chez Bernd et Hilla Becher) et d’autres, innombrables, dans le domaine commercial de la photographie immobilière et des rapports annuels. Avec un appareil 20×25 et un trépied, Schott a cadré chaque scène et ajusté la lumière du Sud Ouest américain pour représenter avec précision les différentes textures des murs en stucs, des plages de bitume et des Chevrolet en acier. Son approche d’un grand réalisme ne cède jamais à l’abstraction, l’exagération ou la désinvolture. Malgré leur neutralité étudiée, Schott a réalisé ces photos dans ce que je considère comme un espace intime. Il s’est investi au sein d’espaces physiques dans et autour des motels, s’habituant à la façon dont les corps (y compris le sien) s’y intégraient, conscient que les motels représentaient à la fois des espaces publiques, sociaux, personnels et intimes. Comme Hall l’avait remarqué dans son ouvrage de 1966, The Hidden Dimension (La Dimension cachée), la proxémie n’est pas seulement observable dans l’individuel, mais peut aussi s’étendre aux « observations étroites et aux théories de l’utilisation par l’homme de l’espace considéré comme une élaboration spécialisée de la culture. »
L’exploration photographique par Schott des motels modestes de la Route 66 était en réalité une exploration de ses propres objectifs en tant qu’artiste. Pendant son passage à Ann Arbor, comme la plupart des étudiants brillants, il a été séduit par l’ironie qu’il percevait dans l’art contemporain, comme par la bizarrerie de la musique, des films et de la mode contemporains. En s’investissant plus avant dans la photo, il a toutefois voulu s’exprimer de façon plus complexe, peut-être plus sincère. Plutôt que de livrer au spectateur un message malicieux, il a souhaité laisser plus de place à l’interprétation. S’il a adopté cette position d’un point de vue visuel, il l’a également formulée pour Nixon, qui abordait ces questions dans sa thèse pour l’UNM, « Vision ironique de la photographie du vingtième siècle ». Les photographies de la Route 66, telles que décrites par Nixon dans son manuscrit final, ont effectivement fait naître le cynisme de l’humanisme. Se référant plus particulièrement au Western Skies Motel d’Albuquerque, Nixon écrit : « C’est une façon de faire de l’humour noir sur le thème littéraire américain de la froideur devant la nouveauté, mais on y trouve aussi la responsabilité sous-jacente face au pouvoir de la photo et à toutes les choses réelles ; d’où l’équilibre, l’émerveillement, la luminosité, la méthode et la clarté, sous les mêmes cieux que la satire, l’échec, l’ignorance et la crainte – à la fois reflet et affirmation du comportement humain. »
Autre sujet sans doute apparu à Albuquerque : une exposition organisée par William Jenkins, alors jeune conservateur de la George Eastman House de Rochester, dans l’État de New York, qui travaillait en étroite collaboration avec Joe Deal, photographe qui venait de quitter l’Eastman House pour rejoindre le programme MFA au Nouveau Mexique. L’exposition, d’abord centrée sur le parcours historique de la photo d’architecture, a voulu livrer un échantillonnage des vues contemporaines des zones de construction – le « paysage altéré par l’homme », expliqué dans le sous-titre. Jenkins a précisé le concept au cours d’un voyage où il a rencontré en 1974 plusieurs artistes, décidant d’inclure des œuvres de Robert Adams, Lewis Baltz, des Bechers, de Deal, de Frank Gohlke, de Nixon et de Stephen Shore. Schott a constitué le dernier ajout à cette liste, puisqu’il avait envoyé ses photos de la Route 66 à Jenkins à la fin du mois d’avril 1975, accompagnées d’une lettre de huit pages qui exprimait ses sentiments mêlés quant aux prémisses de l’exposition. S’il n’était pas nécessairement convaincu que les artistes participant partageaient un terrain d’entente, il approuvait la tentative de Jenkins de décrypter la distinction entre « des choses qui se ressemblent mais ne sont peut-être pas tout à fait les mêmes. » Il s’était lui-même déjà engagé lorsqu’il a réalisé sa série sur la Route 66, faisant délibérément allusion à ses compositions et à sa neutralité en comparaison aux images commerciales représentant mêmes sujets.
Plus qu’aucun autre des artistes investis dans Nouvelles Topographies, Schott reconnaît que le caractère provocateur de l’exposition et le cadre opportun avaient le potentiel d’influencer la façon dont leurs œuvres seraient vues par la suite. Si la réaction critique immédiate a été moindre, le temps a accompli la prédiction de Schott : déjà dans les années 1980, Nouvelles Topographies était entrée dans l’histoire de la photo pour désigner un style et même une marque. A cette époque, Schott s’était éloigné de la pratique photographique intimiste qui avait donné naissance aux motels de la Route 66. Avant que Nouvelles Topographies n’ouvre à Rochester en décembre 1975, il avait reçu une série de bourses, déménagé à New York, et était devenu cinéaste. Parmi ses premières actions en tant que tel, on compte un documentaire acclamé consacré à Robert et Edith Scull, America’s Pop Collector. Depuis lors, en tant que réalisateur et enseignant, il a centré son intérêt sur le récit et la théorie, élaborant une pratique intermédias qui s’est largement répandue depuis. Il a continué à développer un style impassible, ainsi qu’une carrière marquée par ses idées insoumises. Son récent retour à la photographie pourrait bien enclencher une nouvelle entrée dans la proxémie, sous la forme d’une exploration instinctive et intellectuelle de sa propre relation au médium, de ses maîtres, et de son potentiel expressif et critique. Selon ses termes, voir est une façon de penser la simplicité et la complexité en les considérant comme les deux parties d’un tout plus qu’en les opposant. Comme Schott lui-même l’a compris en réalisant sa série sur la Route 66 : « Ce que je veux, c’est “neutraliser” le monde, non pas en “l’aimant” […] mais en le “comprenant” ». Annoncé en 1975, cet objectif semble aujourd’hui plus d’actualité que jamais.
Britt Salvesen
Britt Salvesen est conservatrice et directrice du Wallis Annenberg Photography Department et du Prints and Drawings Department du Los Angeles County Museum of Art.
John Schott, Route 66 Motels
Du 7 janvier au 10 février 2017
Joseph Bellows Gallery
7661 Girard Ave
La Jolla, CA 92037
USA