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Jeanloup Sieff –Les années 80

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Effets parmi tant d’autres de l’étrange compulsion qui nous pousse à laisser chaque décennie derrière nous comme un reptile sa peau, les années quatre-vingt se détachent dans la mémoire – ou dans la fiction que nous plaçons sous ce mot – comme celles où l’accessoire devint l’essentiel : non seulement dans le triomphe du sac banane et du bandana, du fluo éhonté, de la quincaillerie de strass, des bijoux toc et clinquants, mais aussi dans la transfiguration des top models, subitement projetés au rang d’icônes – le mannequin supplantant le designer, le cintre son vêtement. Et dans la célébration de cette autre forme d’accessoire, l’argent, devenu valeur votive d’une société au credo d’épicier (« I want my money back! »), ce dont nous ne cessons de mesurer la portée, et les effets ravageurs.

Épiphanie de l’épaulette et du padding : au capitalisme carnassier répond une carrure rembourrée : chemisiers blousants, dos carrés, tailles ceinturées, brushings bouffants, coupe « mulet », lip gloss gluant, bandeaux et sweat-shirts. Point de soft power, s’impose le power suit, le tailleur de la femme sûre de son fait et de ses affaires. Montana et Mugler (et Gaultier pour Madonna) sont les créateurs du moment : ils rêvent d’une silhouette années quarante dans une série B de Flash Gordon, d’une science-fiction baignant dans un rétro de bon aloi. Dans leur quête éperdue de futurisme, ils remontent paradoxalement le temps par-delà Dior, qui n’avait pas de mots assez durs envers la silhouette carénée des années de guerre, contre-valeur absolue du new look. Tandis que se poursuit l’assomption des créateurs amorcée la décennie précédente, de la jungle japonaise d’un Kenzo à la fulgurante émergence d’un Christian Lacroix (qui par son intelligence de la couleur et par sa culture raffinée clôt la période plus qu’il ne l’exprime), la véritable rupture est sans doute le fait de maisons (Comme des Garçons, Yohji Yamamoto, Issey Miyake) qui subvertissent radicalement l’ordre des choses en déconstruisant la logique du vêtement, mais dont la subtilité aura sans doute plus marqué l’histoire de la mode que l’ imaginaire en nous de ces années-là.

Elles exhalent un parfum de tranquille vulgarité, qui est aussi bien salutaire indifférence à toutes les règles du (bon) goût et des hiérarchies consacrées. Ironie, brouillage des codes, mixage postmoderne des références et allusions, collages et samplings : peut-être faut-il voir dans cette liberté, autant que dans la révolution des cycles de trente ans qui régissent avec une régularité de balancier les cycles de la mode, la raison du visible retour de faveur dont jouissent dans les années 2010 les excès bravaches d’une consommation heureuse. Tout nuage a sa doublure d’argent, en aurait conclu le néo-capitalisme décomplexé, alors en plein essor.

On ne s’étonnera guère que ces années soient celles où Jeanloup Sieff lance un obiter dicta resté célèbre (« Au fond, je pense que le rôle d’un photographe de mode n’est pas de montrer des vêtements, la plupart du temps hideux, mais de rendre service aux couturiers, en faisant en sorte qu’on ne puisse que les deviner, et encore… »). Paradoxale profession de foi pour qui tirait de cette activité un aspect conséquent de son œuvre; mais comment s’étonner de cette forme de mésentente entre le maître du noir et blanc, de la composition méditée, de la lumière soigneusement étalonnée et une mode de couleurs primaires, de dissonances tranquilles, de surexpositions jubilatoires ?… Rien de surprenant non plus à voir Sieff se retourner avec tendresse, dans une note de mai 1980, sur ce qui lui apparaît alors, rétrospectivement, comme le « bon » moment, celui de son épanouissement, d’un accord parfait entre la sophistication naturelle des années soixante et son propre sens du style (« Cela fera bientôt vingt ans, je vivais à New York, où je travaillais régulièrement pour Harper’s Bazaar. Époque bénie où l’on pouvait encore faire des photos de mode en s’amusant et en montrant autre chose que des vêtements ennuyeux… »).

Les années quatre-vingt, où il passe le demi-siècle, sont en même temps, sous l’angle biographique, celles d’un inattendu renouveau, d’une activité fébrile : naissance de deux enfants (« Curieusement, alors que j’avais charge d’ âmes et ne pouvais plus me permettre l’ insouciance, ce fut alors que je la retrouvai »), publication de nombreux livres, succession de travaux de commande qui lui laissent pourtant sa liberté créative, voyages à Shanghai, aux Bahamas et aux États-Unis, rétrospective enfin au musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1986. Brusque retour de vie qui s’enlève sur la conscience aiguë, pour ne pas dire l’obsession, constante chez lui, de la mort. « Il est curieux, note-t-il cursivement, que pensant à l’inéluctabilité de la mort, on se dise : “C’est la vie”. » Il compte les amis disparus : Lartigue, Perec, Brassaï, Kertesz, « tous ceux qui sont descendus du train dans lequel je suis encore ». Rêvant à la terrasse d’un café à la vie oisive que pouvaient y mener les artistes d’antan, il la voit se transformer en cortège funèbre : « Je suis entouré de futurs cadavres, jeunes et beaux, inconscients de leur précarité, croyant à un temps éternel qui ne leur serait pas compté. Pendant longtemps, j’avais regardé passer les jolies filles dans la rue, m’interrogeant sur la forme de leurs seins, la rondeur de leurs fesses… Aujourd’hui je les imagine souvent en squelettes, je cherche la tête de mort qui sommeille sous leurs cheveux et qui attend, patiente, le moment d’apparaître dans l’obscurité d’une tombe. Tous les cimetières sont emplis de passantes aux longues jambes qui faisaient se retourner les hommes assis aux terrasses de café des années trente » (1er septembre 1989).

Rien de morbide cependant dans ces considérations qui semblent nous éloigner de la photographie – de mode qui plus est – alors qu’elles mènent, de fait, au cœur même de la démarche de Sieff. Car la photographie est autant pour lui saisie du moment prégnant que de l’ instant poignant – ce pour quoi il est frappé par la lecture de La Chambre claire de Roland Barthes, où il retrouve une vision analogue de la « prise de vue » photographique. « Après de nombreuses errances, des certitudes éphémères et des espoirs déçus, la photographie redevient pour moi ce qu’elle aurait toujours dû être, ce qu’elle a d’ailleurs peut-être toujours été, le regret du temps qui passe et le besoin d’en conserver quelques moments » (1er novembre 1980).

Capture de l’instant, victoire sur le hasard, équilibre miraculeux de la composition : cette volonté acharnée de « saisir du fugitif et d’en faire du durable » trouve paradoxalement dans la mode, célébration du temps qui passe, une application parfaite. Car de même que la Couture prétend magnifier le corps (d’où l’inclination manifeste de Sieff, dans le contexte de ces années-là, pour Alaïa et Saint Laurent), la photographie se doit à son tour d’exalter cet écrin. La conscience pour ainsi dire viscérale de l’impermanence du corps (cette « plaie à neuf ouvertures », comme il le lit dans Cioran) est ce qui justifie non la capture brouillonne du présent, mais « la qualité plastique, l’organisation des formes, la rondeur de la lumière »… « Je privilégie la forme, résume-t-il, presque comme une fin en soi, alors que les meilleures intentions du monde ne resteront que balbutiements si elles ne sont exprimées par une rigueur absolue. » Aussi peut-on comprendre que, confronté à une décennie dont le cynisme tranquille, les excès assumés et le bariolage ludique ne lui parlent que de loin, le photographe n’en parvienne pas moins à en exprimer l’esprit avec sa virtuosité coutumière, quitte à ruser avec les limites du présent, poursuivant la seule quête qui lui importe : celle de l’« intelligence du corps ».

Patrick Mauriès

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