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Jean Marquis, des planches à l’objectif

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Jean Marquis avait choisi le théâtre, les feux de la rampe, la liberté des saltimbanques et le vertige des mots. Aux jeux de l’amour et du hasard, les dés tombèrent sur Susie Fischer. Romance. A vingt-trois ans, en 1949, le jeune homme quitte Armentières, Lille et l’univers du Pavillon bleu sur les rives de la Deûle pour Paris. Toujours le théâtre, comme animateur d’art dramatique. Mariage avec Susie, la cousine de Robert Capa et présentation au mythique reporter, l’âme du bureau parisien de l’agence Magnum, une entreprise artisanale de jeunes photographes. Un autre mythe en devenir. Susie est de la partie et s’affère au commerce des images. Jean prend bien quelques photographies de plateau, s’emploie aux éclairages de scène, mais delà à embrasser le métier … L’idée chemine pourtant. Capa, toujours prolixe de recommandations et de signes d’amitié, l’introduit comme apprenti-tireur chez Pierre Gassmann, un photographe reconverti dans le tirage des clichés de ses amis. Les cuvettes de Pictorial Service concentrent le meilleur de la création photographique contemporaine. Jean Marquis passe du verbe à l’image. Révélation.

Au printemps 1953, le contrat chez Gassmann se termine, place à l’adoubement. Premiers reportages : la Foire du Trône, un concert de Sidney Bechet, une grève à la SNCF … Pour entrer chez Magnum, il lui faut un sujet de plus vaste envergure. Retour sur la Deûle, sur les terres du Nord de son enfance. S’en viennent les jours d’autrefois : l’entreprise familiale liquidée en 1936, la reprise du Pavillon bleu, une auberge sur les bords de la rivière où son père radical-socialiste haranguait les mariniers dans un paysage de canaux, de terrils, d’usines et de corons transpirant la vie âpre et solidaire d’ouvriers si proches et si lointains dans leur silence empreint de dignité.

A l’automne, le voici, de plein pied dans cette France à peine sortie de la guerre. Dure au travail, toujours à la peine. Il faut reconstruire le pays et à l’agence affirmer un regard. Premier reportage d’importance. Les lignes de force de l’œuvre et le vocabulaire du style s’esquissent déjà. Sensibilité aux situations les plus banales, aux hommes ordinaires, aux sites sans importance. Justesse du cadrage, sens de la composition, équilibre des contrastes, maîtrise de la lumière, des clairs obscurs et des noirs profonds.

Magnum, une autre vie. Avec Ernst Haas, Inge Morath, Kryn Taconis et Marc Riboud, Jean Marquis rejoint le club très fermé des seigneurs de l’objectif. La photographie n’est pas ingrate et lui rend les enchantements du théâtre. L’homme est doué, les images d’une qualité rare. A l’aune des confrontations de sensibilités diverses, des aspirations à l’excellence de chacun, des luttes d’influences subtiles des plus brillants, Marquis se forme, prend la mesure de ses capacités et des territoires offerts à sa maturité professionnelle. Capa l’envoie sur les plateaux de cinéma, il sillonne la Hongrie, la patrie d’origine des Fischer, déclenche en toute liberté au gré des opportunités.

La mort accidentelle de Capa, en 1954, redessine les axes de pouvoir au sein de l’agence. Rupture de Susie avec Magnum. Jean Marquis en fait de même trois ans plus tard. S’il perd un compagnonnage exceptionnel, ses relations avec la presse nationale et internationale n’en sont pas affectées. Le New York Times Magazine, Time-Life, L’Express, Science et vie … fournissent de belles opportunités. Susie a rejoint le bureau parisien de Time-Life. Photographe indépendant, maître de sa production, Marquis, n’en n’est pas moins soumis aux demandes des rédactions. Mode, portraits de célébrités, tournages de films, modernisation du pays, actualité nationale et internationale s’accumulent dans ses archives. Edward Steichen, directeur du MOMA, sélectionne la photographie Rue du petit Musc pour l’exposition The Family of Men (La Grande famille des Hommes). Quelques reportages notoires lui confèrent une audience de premier plan. De son enquête sur le monde ouvrier avec la journaliste Béatrix Beck : « Caïn qu’as-tu fait de ton frère ? » (L’Express 14,15 et 16 décembre 1955), Albert Camus écrit : « Je défie qu’on puisse lire ces pages sans honte et sans révolte. » Reportage de commande, reportage de conviction, en phase avec les aspirations sociales d’hommes et de femmes meurtris.

En 1963, les éditions Robert Laffont, fort du succès de son livre La vie d’un cheval de courses, Léon Zitrone, lui proposent de travailler sur un ouvrage d’Aragon : Il ne m’est Paris que d’Elsa. Réticence du poète. « Je ne veux pas qu’on ajoute des pots de fleurs aux pieds de mes vers. » Rencontres, déambulations, monologue. Aragon arpente un Paris « de faux moulins feignant de tourner sur la Butte » chemine dans les soupentes de la mémoire, de l’Hôtel Istria à la rue de Varenne. Marquis renoue avec le verbe, capte l’image, saisit la bruissante présence d’Elsa. Entre les mots, entre les ombres, dans la lumière. « Le jour se lève sur la fontaine des Innocents. » Point de pots de fleurs. Des photographies comme des adieux suspendus entre les départs et les retours, comme des bras ouverts entre les deux rives de la Seine et le temps replié au creux de ses ponts.

Regard distant encore, sous le signe de l’empathie, pour une descente dans le monde finissant d’une France rurale, perdue dans la campagne corrézienne. Avec le journaliste Lucien Espinasse, Marquis multiplie les voyages de 1965 à 1967. S’attacher encore à témoigner des conditions d’existence, des savoirs faire en voie de disparition dans une campagne à l’harmonie séculaire. Cadrer la splendeur de paysages dessinés par le long travail des hommes. Loin de l’anecdote, les photographies portent haut un humanisme sans complaisance. Michel Tournier en analyse la genèse dans son émission télévisée La Chambre noire, le 3 juillet 1967.

A plus de quatre-vingt-dix ans, Jean Marquis consulte ses archives, documente ses images, répond aux interviews. Assurance tranquille du travail accompli, interrogation sur les verdicts de l’Histoire. Susie est toujours là, pétillante de vie, gardienne du temple. L’œuvre, inscrite dans les bouleversements des Trente Glorieuses, porte les conflits, les luttes et les deuils qui marquèrent une époque où l’abondance, le luxe et l’opulence ne furent pas seuls au rendez-vous.

Françoise Denoyelle  

Françoise Denoyelle est historienne de la photographie, professeur des universités à l’École nationale supérieure Louis-Lumière, professeur associé à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle vit et travaille à Paris. Une version de ce texte a été publiée dans la revue Faites entrer l’infini n° 50 en décembre 2010.

 

 

 

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