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Imagination Précaire par Thierry Maindrault

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Chronique Mensuelle de Thierry Maindrault

Je vous invite dans cette nouvelle ère dont la naissance, pour les futurs historiens, sera peut-être fixée au 11 mars 2021. Alors que la totalité de notre planète est empêtrée dans les rudes réalités de notre survie biologique, le summum de l’illusoire s’installe certainement de façon durable parmi nous. Ce jour là, une œuvre immatérielle (ou presque) d’un auteur peu connu des ventes artistiques, a été mise en vente dans un système d’enchères digital ; et ainsi, elle trouvât un preneur (c’est sûrement le terme approprié) anonyme qui payât son acquisition fantomatique avec une monnaie cryptée, pour une somme d’environ 58 millions d’euros. Rien de tangible, rien de palpable, il n’y avait ce jour là qu’un flux … de vents qui a mis notre monde en pâmoison.

C’est peut-être stupide ; mais, j’ai repensé à l’œuvre théâtrale du surréaliste René de Obaldia dramaturge et poète qui sera admis parmi les immortels de l’Académie française. Tout particulièrement à sa comédie à l’humour grinçant «du vent dans les branches de sassafras» qui transporte notre vie effective dans un monde qui reste présent sans être là. Nous sommes bien dans une situation ironique puisque une transaction imaginaire au sens strict trouve sa contrepartie à travers un paiement par un argent tout aussi conditionnel. Tout comme le pseudo western théâtral a tenté de s’imposer parmi les plaines de l’Ouest américain, l’ersatz programmé d’un patchouli artistique tente de se glisser dans l’espace de la création contemporaine.

L’auteur qui se fait appelé Beeple (en réalité Beeple Crap), de son vrai nom Mike Winklemann, était relativement peu connu des milieux artistiques malgré déjà deux ou trois excentricités du ressort du canular. L’homme se définit lui même comme un artiste numérique qui approche la quarantaine et prétend être dépassé par ce qui lui arrive. Ce père de famille tranquille est spécialiste depuis de nombreuses années de conceptions et de créations numériques bien connues dans les sphères de la communication et de la publicité. Et puis, il est devenu, au fil des ans, un pourvoyeur très important sur Instagram. Voilà comment ce collecteur des images des autres, spécialiste du puzzle et de la mosaïque, vient de monter sur le podium (certes seulement sur la troisième marche ; mais, quand même !) des créateurs contemporains les mieux valorisés.

L’œuvre qui a vu sa côte s’enflammer durant la quinzaine de jours de la montée des enchères en ligne s’appelle : «Everydays : The First 5,000 Days». Comme son titre l’indique la réalisation de cette sorte de mosaïque est obtenue par des collages digitaux sur une période de 5 000 jours qui aurait donc commencé dès 2007. Ce sont des milliers d’images, de dessins, de photographies numériques qui ont été agglutinés via un écran d’ordinateur pour constituer une sorte de gigantesque fresque immatérielle. Enfin pas tout à fait immatérielle, car c’est la partie de notre histoire rocambolesque qui nécessite encore un vrai support matériel avec l’obligation de stocker des milliards de « 0 » et de « 1 » chacun d’eux sur un élément physique permutable. Pour le contenu de chacune des images intégrée à l’ensemble artistique tout était admissible pour réaliser de l’Art. Certaines images qui sont inclues et visibles dans cet amalgame ont été caractérisées comme réellement racistes ou vraiment homophobes et pour certaines particulièrement agressives, voire très choquantes.

Finalement, la vente ne fût pas tout à fait anonyme. Le système d’enchères par réseau qui a été mis en place par Christie’s a proposé à des millions d’internautes de suivre la montée des enchères. Ils étaient, paraît-il, plus de deux millions en ligne pendant les dernières heures de l’enchérissement. Comment peut-on vendre et attribuer la propriété d’une œuvre qui se résume à un simple codage binaire flottant dans un nuage éphémère (cloud pour les intimes) et accessible à tout le monde, via un réseau social ? Je vais faire simple pour éviter d’embrumer les esprits. Le fichier (ou plus probablement les fichiers de reconstitution) est chiffré ce qui rend l’accès et « la propriété » du fichier au seul détenteur du code d’accès. Ce grand tour de passe-passe (NFT) est le même que celui qui gère les cryptomonnaies. Vous savez bien ce merveilleux subterfuge qui vous permet de posséder de l’argent, dont la croissance est miraculeuse, là-haut dans les nuages à la condition expresse de ne pas oublier le code d’accès. Les deux acquéreurs de «Everydays : The First 5,000 Days» annoncent déjà vouloir acheter de nombreuses autres œuvres dans les mêmes conditions pour réaliser une collection et pouvoir revendre les fichiers sous la forme de petits morceaux d’œuvres à partir de jetons -cryptés-, bien entendu !

Parlons des acheteurs anonymes («Metakovan» et «Twobadour») qui manifestement n’ont pas voulu le rester trop longtemps. Ce sont deux indiens Vignesh Sundaresan et Anand Venkateswaran qui expliquent leur acquisition comme une action antiraciste et politique. Ils ont déclaré ne pas vouloir laisser à l’Occident le monopole des œuvres d’Art. Leur mécénat serait destiné à rétablir l’ordre entre l’Occident et le reste du monde en plein développement. Toutefois, ce sont ces gentils mécènes qui semblent avoir quelques idées pour acquérir d’autres chefs d’œuvres cryptés à recéder par petits morceaux aux « followers » enthousiastes. Une des anciennes start-up de nos deux acquéreurs étant actuellement accusée d’escroquerie et de vols de cryptomonnaie … certainement par quelques pigeons un peu déplumés et peu compréhensifs.

La boucle se referme avec le paiement de l’œuvre qui a bien naturellement été exécuté avec … la cryptomonnaie : Ether (ce n’est pas une blague). Notre pauvre Beeple Crap n’est donc devenu qu’un millionnaire virtuel ; car aujourd’hui, il se doit de pouvoir changer un peu de cette virtualité financière s’il veut changer sa vieille Toyota ou faire quelques achats au Supermarché. Je n’ai pas pu vous trouver si, dans cette histoire magique, nos spécialistes de chez Christie’s ont également été rémunérés en Ether ou avec la bonne vieille monnaie sonnante et trébuchante de l’Oncle Sam.

L’Art c’est la pérennité matérielle exceptionnelle d’une création de l’esprit concrétisée. Viendrait-on d’assister à la véritable naissance de l’AntiArt : la précarité imaginaire banalisée d’une collecte d’archives déstructurée ?

Puisque aujourd’hui tout le monde donne son avis sur tout, aidez-moi à me décider. J’hésite encore pour le titre de cette histoire entre «l’imagination précaire» et «la précarité imaginaire».

14 mai 2021

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