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ICP : « Public, Private, Secret », frontières virtuelles et intimes

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Il y a dans le nouvel espace de l’International Center of Photography et dans sa première exposition quelque chose d’à la fois moderne et académique. Et cela tient autant à ses murs qu’aux œuvres présentées. En s’intéressant, pour sa réouverture, à l’évolution de l’image dans un monde dominé par sa production en masse, à sa circulation virtuelle et à ses ramifications, à ses phénomènes quotidiens et à ses dérives – posant les bases d’une observation à la fois artistique et critique –, l’institution a certainement voulu provoquer, entre autres, les nouveaux acteurs commerciaux de la photographie devenue 2.0.

Mais c’est aussi dans l’espace même du nouvel ICP, situé au 250 Bowery à Manhattan, qu’il faut entrevoir un élément perturbateur : une entrée de musée comme une sorte d’antique atrium, large et ouvert sur la rue par une vitrine, où se dérouleront – c’est l’idée affichée – des regroupements d’artistes, de photographes, de journalistes et de penseurs, d’esprits concernés par une transmission générationnelle du savoir photographique. Le tout agrémenté d’un café culinaire et d’une librairie. C’est cette vieille idée qui invoque quelque chose de moderne, ou du moins à contrecourant : celle d’entrevoir l’émulation intellectuelle par une interaction physique plutôt que virtuelle.

« Le smartphone est plutôt une réponse à l’ennui qu’à la réflexion », dit Fred Ritchin, doyen de l’école de l’ICP, spécialiste de l’image et auteur de plusieurs livres sur l’évolution des pratiques visuelles. Aussi sommaire soit-elle, cette réplique incite à une réelle étude de nos comportements actuels et de leur finalité. C’est une problématique de l’exposition et de notre utilisation de l’image en général. Le questionnement, c’est aussi le credo du moment d’une institution en plein chamboulement, entre changement de domicile, économie et organisation en ballotage. « Avec ce nouveau lieu, nous nous posons sensiblement les mêmes questions que les fondateurs de l’ICP en 1974 », poursuit d’ailleurs Charlotte Cotton, première commissaire d’exposition en résidence et initiatrice de « Public, Private, Secret« . « Nous vivons un moment charnière dans l’évolution de notre culture visuelle avec un bouleversement technologique important. Comment y répondre ? Je vois dans ce nouvel espace baptisé « 250 Bowery » un centre de discussions à mener d’urgence, dans lequel on évoquera en priorité l’impact humain de la photographie. »

« Ce déménagement du quartier de Midtown à celui de Bowery est une bonne migration », déclarait en avril au Wall Street Journal le collectionneur et mécène Artur Walther. En virant au sud vers un cœur historique de la création artistique new-yorkaise, un endroit branché et intime, l’ICP se rapproche en effet d’un de ses publics privilégiés et en particulier des jeunes. Et ce, malgré une gentrification qui a déplacé son épicentre plus à l’est, à Brooklyn. « Ce n’est pas un atterrissage d’une grande institution dans ce quartier, simplement une arrivée d’un partenaire dans sa vie culturelle », dit Charlotte Cotton. « Nous sommes très sensibles à cela, par la façon dont le nouvel espace a été imaginé et à l’invitation qui est faite par l’ICP. »

Les périodes de mutation, celles qui confrontent à l’adversité, ne sont-elles pas souvent les plus fructueuses ? C’est ce qui séduit en ce moment à l’ICP, où le débat d’idées, l’intérêt pour les modes d’expression contemporains, celui pour une utilisation intelligente des nouvelles technologies ou la multidisciplinarité, les nouveaux programmes éducatifs et l’arrivée de nouvelles têtes rafraichissent depuis quelques mois une programmation et une image qui pouvaient être devenues, quoique toujours de qualité, poussiéreuses. Une ligne de conduite qui coïncide avec l’intronisation en 2013 de son actuel directeur, Mark Lubell, et en phase avec la mission sociale et politique de l’institution.

L’exposition « Public, Private, Secret », à laquelle ont aussi collaboré les conservatrices Pauline Vermare et Marina Chao, est la somme de ces interrogations éminemment contemporaines et « socialement utiles », provocations, propositions. Et la forme qu’elles prennent est à n’en pas douter une petite révolution dans la programmation de l’ICP. Pour traiter des frontières entre le public, le privé et le secret, on y évoque le voyeurisme, l’intimité, la représentation de soi, la surveillance, l’exhibitionnisme, la célébrité… le tout par l’image. Trois types d’œuvres y sont rassemblées : historiques, contemporaines, ainsi qu’un programme de curation en temps réel. Certaines sont élaborées avec la technologie de surveillance ou le flux de données en temps réel puisées sur les réseaux sociaux. D’autres sont des installations vidéo impliquant les sites de partage comme Youtube, l’art de la performance ou des photographies découvertes ou dites d’un genre vernaculaire. Là, les œuvres célèbres voire classiques, se mêlent à une pléiade de travaux visuels contemporains. Ensemble, elles semblent signifier que l’abord des thèmes cités ne date pas seulement d’aujourd’hui mais qu’il est possible de retrouver leur trace au sein – grosso modo – de la période photographique d’après-guerre.

On y retrouve ainsi des images intimes de Cartier-Bresson, Barbara DeGenevieve, Nan Goldin, Larry Sultan et Jack Webb. Plus loin, il y a « Les Dormeurs », la première série de Sophie Calle, qui du 1er au 9 avril 1979 invita 28 personnes à venir dormir chez elle. L’artiste française y dresse le journal intime des autres, réalise au passage leur portrait photographique et textuel, pénètre le secret de leurs nuits, les montre en plein sommeil, raconte leurs rêves, leurs manies, leurs insomnies. Une exploration à la fois de l’intimité, de l’espace privé et de la représentation de soi. À ses côtés, le portrait de Staline, tiré de la série « Big Brother » de Nancy Burson, qui réalisa en 1983 les portraits de dictateurs – Hitler, Mao, Mussolini – et parle en son époque de surveillance. Aux côtés de ces œuvres fixes, une série de travaux internet en temps réel, surveillés par les commissaires, compilent des données provenant d’arrangements vidéo, tel un « Celebrity Leaderboard », qui répertorie l’importance des célébrités médiatiques et montre en temps réel celles dont on parle le plus sur les réseaux sociaux. Justin Bieber tient ainsi la corde. Suivent Rihanna, Lady Gaga ou l’obscure actrice de téléréalité Kylie Jenner. En épilogue, une salle de projection met en lumière une compilation d’images intitulée free fotolab (2009), de Phil Collins (à ne pas confondre avec la pop star), qui a rassemblé des images intimes d’anonymes et questionne ainsi les frontières entre exhibitionnisme et partage, voyeurisme et exploitation, production et propriété.

« Avec cette exposition inaugurale, nous nous interrogeons sur la question de l’espace privé, sur l’érosion de notre intimité due à nos comportements face aux images, notamment sur les réseaux sociaux », explique Charlotte Cotton en évoquant également l’entrée de l’exposition. « Il y a ce problème de la surveillance d’État ou de l’exploitation commerciale de nos données personnelles. En toile de fond, cette idée que nous sommes réduits à des métadonnées au milieu de quelque chose de plus vaste et d’incontrôlable. La première salle, bordée de miroirs, est une invitation à se confronter à notre image physique et à notre espace réel. Plusieurs films, signés d’artistes comme Doug Rickard, sont également diffusés. Ils traitent de la surveillance des êtres humains à travers des vidéos récupérées sur le Web. La seconde salle présente, elle, cette série de travaux récents qui rappellent notre façon de nous représenter avant l’avènement du Web 2.0. On passe par plusieurs sentiments : de la peur d’une théorie du complot à un grand espoir pour l’humanité. »

C’est cette idée du traitement à l’échelle humaine des problématiques de nos comportements face à l’image qui charme à la lecture de l’évolution de l’ICP et de ses récentes orientations. Dans un monde de la photographie qui se corsète de plus en plus, où l’abondance d’égos mène à la puérilité de l’art, Charlotte Cotton est de ces institutionnels qui savent voir et écouter sans préjugés. Pour une fois, on se risque à parler d’un commissaire comme d’un photographe. Elle a une appréciation large et douce, elle baigne dans la réalité. C’est la qualité de sa vision : elle est généreuse et sensible, elle a de l’âme, du cœur, de l’humour – british –, elle laisse une porte ouverte, elle tourne le dos aux enfantillages. Avec son exposition, Charlotte Cotton pose un regard adulte sur le monde.

Public, Private, Secret
Jusqu’au 8 janvier 2017
International Center of Photography
250 Bowery
New York, NY 10012
USA
www.icp.org

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