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Helmut Newton : Magnifier le désastre

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L’étude récemment publiée par Dominique Baqué sur Helmut Newton, toujours paradoxal, nous plonge dans son esprit créatif.

 

Par Philippe Garner 

Helmut Newton est mort il y a quinze ans. Son travail est toujours vivant et constitue un héritage culturel remarquable – à la fois provocant, pervers, multicouche et délibérément ambigu. Né en 1920, Newton était passionné de photographie depuis son adolescence. mais ce n’est pas avant l’âge de quarante ans que ses images ont commencé à révéler une vision distincte, et pas avant l’âge de cinquante ans, que cette vision est devenue pleinement une image complexe, fascinante et inquiétante qui est à la base de sa notoriété.

Dominique Baqué a publié un livre qui explore avec une acuité impressionnante les recoins les plus sombres de la psyché créatrice de ce personnage complexe et à bien des égards apparemment contradictoire. L’instinct de Newton en tant que personnalité et en tant qu’artiste – une étiquette qu’il utilisait avec prudence mais qu’il méritait sûrement – était de maintenir un mystère décalé et séduisant. Les images froides, choquantes, séduisantes, souvent morbides, toujours mémorables qu’il a construites étaient démenties par la facilité et le charme personnel de leur créateur. Il s’est décrit lui-même comme “un mercenaire”, un professionnel travaillant les commandes photographiques des magazines pour un public important; cependant, il était animé d’obsessions personnelles profondément enracinées et s’investissait dans toutes ses prises de vue pour satisfaire sa propre détermination créative ainsi que pour répondre aux attentes du client. Newton a bénéficié de l’attention qu’il attirait et était toujours prêt à être interviewé et cité; pourtant, il est devenu adepte pour eviter les questions auxquelles il préférait ne pas répondre et agile de ne pas se mettre sur la défensive envers ceux qui ont attaqué ce qu’ils trouvaient offensant dans son travail à leurs yeux. La personnalité, comme les images, comme le suggère judicieusement Baqué, était d’autant plus intrigante pour ce qui n’était pas dit.

Baqué a étudié une très large gamme d’images de Newton afin de trouver des motifs révélateurs dans les indices qu’elles contiennent. Entre-temps, elle a rassemblé à partir de textes publiés et d’autres sources privées une biographie de ses années formatrices et un sens très réel de sa psychologie. Elle a notamment bénéficié d’un dialogue avec son éditeur, José Alvarez, un ami de longue date d’Helmut et de June Newton, qui les connaissait et les comprenait bien et qui avait fourni de précieuses informations. L’étude analytique, fondée sur des preuves, de l’œuvre de Newton par Baqué est impressionnante et contribue dans une large mesure à révéler les profondeurs les plus sombres et les plus exhaustives de son être. Selon ses prémisses bien argumentées et entièrement justifiées, les images de Newton sont inextricablement enracinées dans les émotions et les traumatismes de ses années formatrices. On nous rappelle son enfance en tant que fils bien-aimé d’une famille berlinoise prospère, leur persécution impitoyable en tant que Juifs avec la montée du parti nazi après 1933, et sa propre évasion, à l’âge de dix-huit ans, après la terreur de Kristallnacht (Nuit de Cristal) en 1938.

Newton finit par s’installer à Paris et s’imposa dans le domaine de la photographie de mode. Il l’a fait en renversant et en mélangeant radicalement ce genre et d’autres genres, brouillant les distinctions entre ses représentations de l’élégance et ses observations sociales pointues – en particulier sur les privilégiés et égocentriques – et ses recherches sur l’enchevêtrement du jeu de pouvoir et du jeu érotique.

Il est reconnu depuis longtemps que les images de Newton sont profondément imprégnées de sa fascination pour les traces de la vieille Europe , ainsi que pour les signes extérieurs et les codes sociaux de la haute bourgeoisie – l’Europe et le mode de vie qu’il avait connu dans son enfance et son adolescence. Mais comme le précise Baqué, il ne s’agissait pas simplement d’une nostalgie romantique. Elle a pris la décision courageuse de s’attaquer à l’ambivalence compliquée des relations de Newton avec son passé allemand et à son engagement avec l’imagerie du fascisme nazi qui résonne comme un leitmotiv à travers son œuvre. Le titre de son livre, Magnifier le désastre, met en exergue le processus d’exorcisation de ses démons par Newton en s’appropriant ces symboles puissants, qu’ils soient spécifiques ou implicates – symboles de menace, de tension, de violence, de pouvoir et de domination –, et en les reprenant dans son iconographie de style et d’érotisme troublante, inconfortable et pourtant très séduisante.

À peine après cinq pages dans son texte, Baqué définit succinctement l’esprit de ce créateur d’images obsessif, établissant un lien de cause à effet lorsqu’elle écrit: “le traumatisme, douloureusement vécu dans sa chair mais jamais exhibé comme tel, d’un jeune Juif allemand qui a subit toutes les infamies du nazisme et refusa dès lors que quiconque lui imposât sa loi. Pour le plaisir de la transgression. Pour la promesse d’une liberté qu’il ne laisse à personne le droit de lui soustraire.”

Cette étude ouvre des perspectives pertinentes et importantes sur un corpus difficile de l’un des photographes les plus individualistes de la seconde moitié du siècle dernier. Baqué nous rappelle également la culture visuelle et littéraire considérable de Newton, toujours légèrement utilisée, mais qui lui donne un stimulus et une ressource constants; elle met en lumière la contribution vitale de la femme de Newton, June, qui a mis de côté ses propres ambitions pour soutenir la sienne; et elle pose des questions profondes sur les peurs et les problèmes de Newton, ses frustrations et ses succès. Le livre de Baqué devrait être traduit en anglais pour offrir à un public plus large une meilleure compréhension de l’œuvre de Newton et pour stimuler une analyse et une appréciation plus poussées de cet héritage remarquable.

Il y a un dicton qui dit que la vengeance est un plat qui se mange froid. Newton a vécu une vie remarquable et enrichissante, fixant obstinément ses propres principes directeurs et son agenda pictural. Il affirma résolument la liberté d’expression qui représentait sa douce et amère vengeance contre les forces des ténèbres qui avaient bouleversé sa vie dans les années trente. Refusant le badge simpliste de la victimisation, Newton s’est inspiré de ses expériences bouleversantes avec créativité, a tiré de l’énergie de ses traumatismes et les a dominés à des fins créatives impressionnantes.

Philippe Garner

 

Helmut Newton

Magnifier le désastre

Texte Dominique Baqué

Publié par Les Editions du Regard

Livre broché

Format : 24,5 x 17,2 cm

280 pages

ISBN : 978 2 84105 387-2

Parution : septembre 2019

Prix : 29 euros

www.editions-du-regard.com

 

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