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Gervasio Sanchez–Le devoir de mémoire

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Gervasio, tu es né à Cordoue en 1959, tu as depuis réalisé un long et beau parcours en photographie, comment tu as commencé ?
Gervasio Sanchez :Bon, moi j’ai commencé à faire des photos… pendant mon premier voyage, un voyage comme tout jeune étudiant, un voyage de « pío vivo » (un voyage de « déserteur » en hommage à Boris Vian), je suis parti en Turquie et en Grèce et j’ai emporté un appareil photo, j’ai commencé à faire des photographies, c’étaient des photographies assez mauvaises… En réalité, moi je n’ai jamais suivi un cursus académique en photographie, jamais…

Tu es autodidacte donc…
G. S : Oui, oui je ne sais même pas comment développer un négatif, le plus gros de mon travail est en N&B et analogique mais je ne sais pas développer ni tirer un négatif, si j’avais suivi un cours de photographie je l’aurais appris… Et bon, avec le temps, ben, j’ai progressé… J’ai également eu la chance de me trouver sur des lieux où se trouvaient aussi les meilleurs photographes du monde, non ?

Qui par exemple ?
G. S : Gilles Peress de Magnum, James Natchwey, Ivo Saglietti… Bon, étant sur les mêmes sites qu’eux j’ai observé comment ils travaillaient, je leur ai aussi demandé des conseils et j’ai commencé à comprendre et constater que… ben que le plus important en photographie c’est chercher et trouver ta manière de raconter les choses, non ?

Oui ! Donc toi, tu as reçu un accueil fraternel de la part des photographes professionnels de prestige au travail quand tu étais un jeune mordu qui observait, posait des questions et travaillait pour apprendre…
G. S : Oui… Oui… Ecoute, y’a un truc important que je veux dire… En photographie, comme dans toutes les professions, parfois on rencontre des personnes qui sont vraiment médiocres, des personnes dont l’activité favorite est le cynisme, la destruction, ils sont autodestructeurs ces gens-là… Moi en revanche, j’ai eu la chance de rencontrer les meilleurs et ils sont généralement assez généreux…

Oui, en alternative de « médiocrité », on peut aussi parler d’insécurité… J’ai aussi eu la chance de travailler avec des artistes d’une réputation internationale incontestable, et j’ai aussi rencontré la même générosité. Il y a un phénomène de transcendance quand on arrive à un point de confiance, on transcende, à qui veut bien se présenter et pratiquer, celui qui recherche l’apprentissage dans son travail, sait intuitivement que c’est de cette manière qu’il va gagner du temps et il échappe à la « médiocrité » !

G. S : (rires) Oui, oui, ça c’est clair et en plus moi je peux te dire que j’arrivais en Espagne avec mes photos, d’Amérique Centrale où il y avait la guerre au Salvador et au Nicaragua, ou bien du Chili, Pérou, Colombie où la dictature, les guerrillas battaient leurs pleins régimes et il était difficile de trouver un éditeur qui ait la patience de regarder et de commenter ton travail, même simplement des directives, là tu es sur la bonne voie, là pas… Même dans certain cas ils ne regardaient pas les photos parce que moi j’arrivais avec une telle confiance que leur insécurité les alertait du fait que je risquais d’être meilleur qu’eux ou qu’elles… Donc ils ne regardaient pas… En revanche, mon expérience professionnelle a été totalement différente à l’étranger. Moi je peux te dire qu’en 1986, j’étais encore très jeune, c’est quand je rencontre le photographe italien Ivo Saglietti. On est devenu très amis et bon, moi j’ai appris des quantités de choses à ses côtés, il avait 10 ans de plus que moi, il avait beaucoup travaillé au Moyen Orient, il publiait dans NewsWeek, Times, Der Spiegel, bref, on est devenus amis, on voyageait ensemble et on répartissait comme ça les frais en mission, location de voiture, appart etc. et donc moi, grâce à tout cela, j’ai pu apprendre beaucoup et tout ce qu’il m’a donné, il me l’a donné par générosité, c’est à dire qu’il me dédiait son temps, son expérience, un peu ce que devrait faire un photographe consolidé : servir de phare pour les plus jeunes…

En Espagne, je n’ai pas eu beaucoup d’expériences comme celle-ci, mais si, je vais parler de Paco Junquera, le directeur de l’agence COVER à Madrid qui lui savait faire son travail de directeur de photographie d’agence et lui, oui, il m’a aidé mais le reste… C’était incroyable, tu revenais du Salvador où il y avait la guerre et ça n’intéressait personne ! C’était sidérant…

Mais bon, on rencontre toujours de beaux relais dans le parcours et c’est ça le plus important.

Je comprends dans tes propos que tu soulignes la carence d’éditeurs en Espagne…
G. S : Oui, c’est un désastre, comme tu le sais, ça n’existe pas en Espagne, ne serait-ce que la profession, et d’ailleurs la plupart des plupart des gens qui avaient la responsabilité de l’édition photographique des journaux étaient assez souvent des photographes, c’est pour ça que je dis qu’ils ne regardaient même pas le travail parfois… C’étaient des vétérans amis de la direction du journal, à la retraite et qui étaient là par complaisance non, ça a conduit au désastre au niveau de l’édition photographique en presse.
D’ailleurs aujourd’hui il y a toute une génération de jeunes photographes, une dizaine de photographes qui travaillent sur des zones de conflits, tu as Manu Bravo qui vient de recevoir le Prix Pullitzer avec une équipe de AP, Samuel Aranda, World Press Photo 2012, ces gars là, ils ont appris tout seuls aussi et…
Moi je suis de la génération qui a grandi avec les premières années de la démocratie, et tu regardes la situation 30 ans plus tard et c’est toujours pareil…

Oui, malheureusement en ce moment y’a un phénomène de carence de critère qui fait une mauvaise association avec la crise, à savoir qu’en France par exemple tous les grands éditeurs ne sont pas remplacés dans les groupes de presse, ils nivellent par le bas et la photographie remplit des espaces vides dans leurs maquettes de journal ou de magazines, ce n’est pas de l’édition photo ça…
G. S : Exactement…

En 2011, sort « desaparecidos » un travail très largement documenté sur les disparus du Chili, de l’Argentine, du Pérou, de la Colombie, du Salvador, du Guatemala, d’Irak, du Cambodge et de Bosnie-Herzégovine entre 1998 and 2010. Ce travail sort avec 25 ans d’histoire derrière lui, donc je vois là plus un travail de devoir de mémoire que du photojournalisme d’actualité.
G. S : D’abord, je te dirai que pour moi la disparition forcée a toujours été une obsession dans ma vie professionnelle. Quand je fais des ateliers, s’ils se déroulent sur plusieurs jours, je consacre toujours un débat sur comment j’ai commencé à travailler la disparition forcée. Pour que les élèves, les benjamins, puissent comprendre que y’a des projets qui peuvent durer toute une vie et je leur explique que mon premier travail sur la disparition forcée, je l’ai fait quand j’étais à l’université, je parle de l’année 83, ça fait trente ans… J’ai commencé à lire des rapports sur ce qu’il se passait au Guatemala, au Salvador, au Chili, sur ce qu’il se passait dans beaucoup de pays du monde en disparitions forcées. Mes premiers travaux quand j’ai commencé à voyager en Amérique Latine en 1984, y’a presque 30 ans aussi, c’était pour rechercher des histoires sur la disparition forcée…

D’accord, pardon un moment seulement… En 73 et 76, quand les coups d’états éclatent au Chili et en Argentine, tu es adolescent, à Cordoue, comment te sont parvenues ces nouvelles internationales ?
G. S : Bon, d’abord, à 14 ans, moi j’étais à Tarragone, je suis né à Cordoue mais quand j’avais trois ans on est parti à Barcelone et dix ans plus tard nous sommes allés à Tarragone… Donc en 73, oui j’étais très jeune mais j’étais un garçon… Je suis journaliste parce que j’aimais collectionner des timbres, et j’ai une collection de timbres depuis mon enfance que je trouve super intéressante, j’aimais beaucoup voyager par le cerveau, je collectionnais mes timbres et les pays, les capitales, la géographie trouvaient son sens dans ma tête… Pour te faire une idée, moi à quinze, j’étais le seul élève du collège qui rentrait le matin avec mon journal sous le bras… (rires) C’est vrai que c’était un journal sportif, pas un journal d’information générale, c’était avant la mort de Franco et moi j’arrivais avec le journal que j’achetais chaque jour au kiosque, et l’information m’intéressait beaucoup et évidemment… Je n’ai pas un souvenir précis sur le coup d’état de 73 mais si je me souviens qu’en 76 quand s’est imposé le « proceso » en Argentine, je travaillais comme serveur dans un restaurant de Tarragona, j’étudiais aussi et je me souviens de ce moment-là, je me souviens de lire tout ce que je pouvais sur ce qu’il se passait en Argentine même si j’avais 16 ou 17 ans… Et quand je suis arrivé à l’Université à 20 ans, la première fois qu’on m’a demandé si je voulais faire la carrière de journalisme, j’ai répondu « ce que je veux c’est voyager dans ces pays et voir avec mes propres yeux ce qui s’y passe », j’avais une idée claire sur le type de journalisme que je voulais pratiquer.

Ensuite, j’ai commencé à travailler la disparition forcée et ce projet qui t’a marquée, eh bien, les photographies les plus anciennes sont de 1998 et les plus récentes de 2010, treize ans à travailler sur le sujet et je continue à travailler dessus parce que pour moi une histoire n’est jamais vraiment finie…

Dans ce livre, j’ai trouvé aussi une grande représentation de documents et d’objets sur le sujet qui dépassent la photographie et font apparaître un grand travail de recherche, de journalisme et de mémoire historique…
G. S : Oui, oui, c’est vrai et pour te faire une idée encore, avant de préparer le livre, je voyageais au Chili ou en Argentine ou en Colombie et je rencontrais les anthropologues et médecins légistes locaux… je leur montrais mes travaux, mes photographies faites dans d’autres pays et ils me disaient « Ecoute, c’est intéressant ce que tu fais, tu nous montres comment on travaille dans d’autres pays, nous on connaît la façon de travailler dans notre pays mais pas en dehors… »… Ce travail il archive des quantités de données et pas seulement les photos publiées, j’ai des milliers d’images en archives… Ça c’est pour donner une idée de la manière dont j’ai documenté ce DRAME, c’est important parce qu’il y a une… il y a une méprise chez les jeunes photographes qui croient qu’on arrive dans un pays et qu’on photographie. Photographier c’est D’ABORD avoir une idée claire de ce que tu veux faire, chercher la manière nouvelle de RACONTER les choses en comparaison de comment elle a déjà été racontée, organiser le travail… Moi, je ne fais pas seulement prendre la photographie, j’édite ma production, j’organise mon édition, je donne à mon éditeur une maquette pratiquement complète du projet de livre. Moi j’aime pas que quelqu’un vienne et me dise « Non, moi je préfère cette photographie à celle-ci ! » non, les photos c’est moi qui les choisis, c’est vrai que j’ai appris avec le temps, au début j’ai fait beaucoup d’erreurs, mais je crois que le photographe doit être la personne qui apporte la manière d’expliquer son histoire le mieux possible…

Le photographe, c’est l’auteur, non ?
G. S : Oui, moi je ne fonctionne pas avec « fais le travail et moi j’édite », tu dois être ton propre éditeur… parce que sur un travail comme Desaparecidos, si tu ne connais pas réalité de la disparition forcée, si toi tu n’as pas été avec le photographe dans les centres de détention où disparaissaient les personnes, si toi tu n’as pas été sur le bord de la fosse pour voir comment on sort les cadavres, si tu n’as été dans les laboratoires et vu comment ils identifient les corps, si tu n’as pas été dans les caves, vu les caisses avec les restes humains, si tu n’étais pas présent au moment où ils remettent les corps à la famille, si tu n’as pas été avec la famille, les objets, les albums, les souvenirs, c’est très difficile de valoriser l’édition de chaque image et c’est même difficile de comprendre ce qu’est la disparition forcée et donc pour moi la phase éditoriale de mes photographies est très importante et que le livre soit présenté comme moi je raconte l’histoire, comme moi je veux qu’il soit présenté…

Maintenant tu as parlé de la presse, parle-nous de ta relation avec ton éditeur Leopoldo Blume ?
G. S : Leopoldo Blume est mon éditeur depuis mon deuxième livre… En réalité il ne l’a pas édité mais il l’a distribué parce que quand il m’a contacté en 1997, le livre était déjà édité, j’avais fait le livre avec Roberto Turell, un maquettiste, un très grand graphiste, c’était le livre Vidas Minadas, nous avions déjà tout travaillé avec Roberto, le rythme, le design, tout et donc c’est Leopoldo qui s’est chargé de la distribution. A partir du prochain livre, il est devenu mon éditeur et nous avons déjà plus de quinze de collaboration… Lui il me laisse la liberté dont j’ai besoin et il m’aide à accomplir que les livres paraissent tels que moi je le veux. Jamais il ne m’a dit par exemple « Ecoute, faudrait couper un peu le volume du livre parce que je n’ai pas le budget »… Je me souviens qu’avec Desaparecidos, en noir et blanc, un des plus grands, au début nous avions établi un budget sur un livre de 200 pages et il fait 248 pages… C’est à dire qu’on a dépassé de 25% et tant Leopoldo que moi on savait que sans ces 48 pages supplémentaires le livre serait resté boiteux. C’est très important d’avoir un éditeur qui ne croit pas seulement en ton travail mais en celui des photographes, Leopoldo a toujours aidé les photographes à faire les livres qu’ils désiraient faire, et ça… c’est une méthode peu répandue en Espagne et dans beaucoup de pays du monde. Les éditeurs en général veulent que les livres sortent comme eux le souhaitent et qu’ensuite ils soient solvables ! Qu’ils produisent le retour sur investissement économique forecasted !

Et ça, ça ne m’est jamais arrivé avec Leopoldo…

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Transcription, adaptation des 20 premières minutes d’entretien avec Gervasio Sanchez le 20 mai 2013 par téléphone et avec enregistrement.

La conversation se prolonge jusqu’à 42 minutes, vous pouvez l’écouter dans la version originale espagnole sur http://escaleradeincendios.com/

Gervasio a répondu également à un post qu’il a fait sur son facebook où il publie chaque jour une citation qui est son grain de sel dans la vie de ceux qui se sont abonnés, bref, il a publié le droit de réponse du défenseur du lecteur sur l’expulsion de Maruja Torres de El País. Gervasio ajoute une interrogation après « lecteur » (¿directeur ?). Donc nous revenons à la presse et il déclare in fine que la presse n’a jamais été honnête. Je partage son avis.

Ensuite, nous parlons du Prix National de la Photographie en 2009, il est le premier photojournaliste à recevoir la récompense… Bref il raconte avec son scrupule du détail et sa gaieté éternelle… Nous parlons de sa relation au public avec la tournée nationale de l’anthologie de ses 25 ans de carrière que nous avons publié le 27 mars dernier avec un très beau texte de Sandra Balsells, sa complice et nous terminons sur le séminaire de photographie « Encuentro Fotografico », dans la ville médiévale d’Albarracin, un séminaire d’automne qu’il propose depuis 12 ans avec Sandra.

Nous nous quittons sur le contact de EFTI pour me permettre d’obtenir les archives nécessaires à un article sur la Fondation Enrique Meneses que le photographe a constituée avec ses archives et une vaste communauté d’amis de la photographie avant de quitter l’actualité le 6 janvier 2013, il s’en est allé avec les Rois Mages.
L’article sort demain.

Lola Fabry

Interview complète en espagnol pour les hispanophones et autres (je vous encourage à écouter la passion qui transcende la voix de ce photographe) : http://escaleradeincendios.com/

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