Synonyme d’art de voyager depuis 1854, Louis Vuitton continue d’ajouter des titres à sa collection « Fashion Eye ». Chaque livre évoque une ville, une région ou un pays, vu à travers les yeux d’un photographe. Avec Ukraine du duo Synchrodogs, le périple ouvre une page inattendue du voyage .
Le charme d’un voyage est de provoquer la surprise. Aux vacances, le temps s’arrête, se suspend, le retrait s’opère, à mi-chemin entre le repos et l’abêtissement volontaire. En voyage, le monde s’éveille plutôt, devenant le terrain des découvertes vierges, l’attention s’excite des détails du quotidien, du bruit du monde, des façons des autres, bizarreries que l’on note pour soi ou tout haut. Pour autant, l’inattendu aujourd’hui se prépare. Il est enseigné tout jeune par le livre d’aventure, prolongé de documentaires, canalisé en circuits, safaris et routes touristiques. L’aventure reste un cadre, une destination à demi-risque. La folie désormais revient à celui qui emprunterait plutôt les chemins noirs. Quant à visiter à ceux qui déportent leurs vols vers les anciens blocs communistes, ils ne récoltent que des haussements d’épaules. L’aventure se limite à voguer de souks en gondoles, de Phuket à Lima, des palmeraies aux villes verticales.
L’Ukraine n’est pas une destination connue des Européens, plutôt fréquentée des Russes, Moldaves, Biélorusses ou Polonais. Elle demeure pour le moment post-soviétique une terre de révolutions colorées et de conflits récents, l’ignorance de ses paysages s’effaçant devant le sursaut des images médiatiques. En s’ouvrant à une terre épaisse, belle, mais inextricablement méconnue, la collection Fashion Eye des Éditions Louis Vuitton prolonge un pas de côté. Elle inscrit le livre dans la lignée des terres inaccessibles, de la Colombie britannique de Sølve Sundsbo aux tranchées lumineuses de Cretto di Burri, magnifiées par Oliviero Toscani. Elle ancre surtout le livre dans un mystère immédiat, intangible , propre à l’esprit premier de l’aventure, que le pays soit lointain et inaccessible, ou simplement méconnu. En confiant l’Ukraine à Tania Shcheglova et Roman Noven — duo du pays, regroupé sous le nom de Synchrodogs — l’aventure devient un jeu des corps et de la nature
Tous deux sont autodidactes. Ils n’ont suivi aucune forme d’éducation artistique et leurs influences artistiques, du moins photographiques, resteraient, d’après eux, limitées. Ils vivent à Ivano-Frankivsk, la ville natale de Tania Shcheglova, éloignée de 600 km de Kiev et de son bouillon culturel, privilégiant la proximité avec la réserve des Carpates, « avec des habitants sympathiques, à proximité de la montagne, de la nature et d’un aéroport ». Tous deux pensent l’art vierge d’un contexte national. Ils disent ne pas regarder les maîtres photographiques du pays (Boris Mikhaïlov, Evgueni Pavlov), ne citent pas davantage de photographes contemporains et s’extraient volontairement du monde artistique, de ses modes et circuits, pour en tirer le parti de l’expérimentation. En cela, ils rejoignent l’adage de Dubuffet, « l’art ne requiert aucun enseignement » et la curiosité pour leur environnement immédiat, les plaines spongieuses et rebondies des Carpates, les forêts granitiques, cette terre de sillons, devient le terrain du non-savoir. Du reste, le lecteur est invité à la même ignorance. L’Ukraine n’est que partiellement montrée par le prisme des Carpates, et de ce prisme, il ressort davantage les compositions, les performances, les jeux de nus et compositions conceptuelles du duo en phase avec la nature, qu’un véritable bréviaire de l’Ukraine. La découverte n’est toujours que partielle, et de ces deux conteurs, il faut retenir le geste inventif, en s’attachant à un rêve soigneusement composé.
Pour les deux artistes autodidacte, connaître l’Ukraine est avant toute chose arpenter les mêmes routes. Les voyages intérieurs souvent ont des beautés plus poignantes que les grandes excursions. L’aventure réside peut-être là, dans l’aveuglement des merveilles immédiates. On pense à l’insatiable amour de Pierre Bergougnioux pour la Haute-Corrèze, aux sécheresses du pays de Giono, aux aplats éternels d’Etel Adnan. À tant d’autres. C’est un adage connu, vérifié. Pour Roman Noven et Tania Shcheglova, il revient à sillonner à moto les canyons creusés par le Dniester, à courir ses affluents, à couvrir une terre « autrefois sauvage » et qui depuis lors est fréquemment malmenée, voire souillée. Dire ce que sont et deviennent les Carpates et « faire art » s’imbriquent ensemble, dans un apprentissage informel du quotidien.
Leur geste artistique est lui-même conditionné par une forme d’éveil à la fragilité de la réserve des Carpates. « Nous avons appris que des milliers d’arbres étaient abattus illégalement chaque semaine par les habitants pour être vendus, avons vu des animaux empaillés dans les restaurants, hôtels ou auberges de montagne sans jamais en croiser un seul vivant dans la forêt et avons même dû éteindre un feu de camp laissé allumé par des randonneurs irresponsables, qui pensaient qu’il allait s’éteindre de lui-même. Témoins de ces intrusions dans la nature, nous avons commencé à nous demander à quel point, comme toute entité vivante, nous transformions notre environnement et étions transformés par lui », confient-ils à Patrick Rémy.
L’incitation écologique, l’impératif de sauvegarde et d’alerte, n’est pas immédiatement lisible en leurs photographies. Il s’inscrit davantage comme un élément déclencheur et un discours en fonds. Leur œuvre est avant toute chose une composition avec la nature et le corps. Elle revêt une dimension profondément théâtrale, jouant du carnavalesque, du maquillage, voire de la simple et pure dissimulation des silhouettes dans leur environnement immédiat. Le corps épouse ainsi par moment la roche ou le sable, s’y lovant comme un autre corps naturel en gestation. Il est le prolongement d’un élément. Le corps se dissimule derrière un branchage et devient le tronc, les racines. Il est alors le cœur. En cela, leurs mises en scène rejoignent les bouts de bras en bronze et autres membres viscéralement attachés aux troncs de Giuseppe Penone. Parfois, ces mises en scène décadrent, dépassent, discordent avec l’environnement. La performance prend le dessus. Le corps s’habille de bouquets fleuris, miroite de morceaux, de taches colorées, se transforme soudainement ficelé, tacheté, rayé, grossi, étiré et fondu ; sans que l’on puisse déceler s’il s’agit d’appropriations d’objets et motifs trouvés dans la nature, de formes rapportées jurant au contraire avec le naturel par leur irruption, ou plus simplement d’éléments absurdes conférant aux photographies un caractère absurde
Des postures corporelles se dégage l’impression d’un jeu entre la terre le corps, entre la l’existant inorganique (la roche, les prairies, et tout autre élément naturel) et le corps. Dans son élément naturel, l’empreinte du corps demeure éphémère. Le paysage n’a pas vocation à l’enregistrer, ce qui éloigne le duo d’un contingent d’artistes propres au Land Art. Seule la photographie reste la mémoire de leurs œuvres, de leurs actions. Mais il y a toutefois une proximité avec le mouvement artistique des années 1960-1970. Le médium est la terre elle-même, magnifiée par des chorégraphies distordues. Il y a une relation évidente de réciprocité entre le corps des artistes et la terre. Leur engagement concret, bien qu’éphémère, dans le site des Carpates ouvre une « manière de voir » (Thiberghien) la réserve naturelle.
La comparaison avec le Land Art est toutefois limitée : leurs œuvres ne peuvent inclure le spectateur, à l’inverse des réalisations du Land Art, à l’exemple de la Spiral Jetty de Smithson, des Solstices de Michelle Stuart. Le résultat reste strictement photographique, celle-ci étant par essence passée et accomplie, et il faudrait alors parler d’actions plus ou moins désordonnées, de chorégraphies restant à l’état de mystère, ou d’une simple ode à la beauté fragile des corps, de la nature des Carpates. Le mystère s’épaissit de page en page, faisant de cet opus des Éditions Louis Vuitton un livre puissant, enivrant, charnel comme intraduisible ; un livre qui marque, tourné et retourné entre ses doigts, ouvert à nouveau, tiraillé de cette curiosité, du désir propre à résoudre la forme ambivalente de cet art proposée par Synchrodogs.