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Claude Nori : Un photographe amoureux

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Un photographe amoureux, c’est le titre du nouveau livre de Claude Nori, qu’il vient de publier aux éditions Contrejour.

Photographe, éditeur, créateur de Contrejour et du festival Terre d’Images, Claude Nori se souvient de ses premiers pas dans la photographie et la géographie des sentiments.
À chaque page renaît l’atmosphère de la fin des années soixante, à Toulouse.
Au cours de ce long été 69, Claude Nori rencontre des filles qui se déshabillent avec plaisir quand il les photographie. Tomber amoureux l’aide à affiner son regard. S’enchaînent bien vite les mises en scène, les happenings, les poses de nu dans la nature et les délires visuels qu’il imagine avec des complices. Ces joyeux desperados de l’objectif passeront des nuits blanches à percer les mystères de la chambre noire. Aux terrasses des cafés ou dans des caves bruyantes saturées de musique rock, la jeunesse affiche sa sensibilité à fleur de peau et son mépris des conventions. Gauchistes, artistes, libertaires, fils à papa, jolies hippies, tous se cherchent et désirent vivre autrement que leurs aînés. Quand viennent les beaux jours, ils se demandent bien où passer leurs vacances. Certains prendront le bateau pour Ibiza ou Brighton, d’autres prendront la route de Biarritz ou de Narbonne plage. Quand arrivera l’automne, quelques-uns choisiront Paris comme destination d’une passion artistique.
Plus qu’un roman, Un photographe amoureux est le témoignage d’une époque insouciante et créative, qui rappelle comment de ce chaos d’idées et d’enthousiasmes naîtra la Photographie Nouvelle, qui soufflera durant les décennies suivantes un vent neuf et chaud sur la culture française.

EXTRAITS / Sandra !

Je la reconnus tout de suite avec son trench-coat jaune à pois bleus, les mains dans les poches, toute frêle, cherchant du regard le numéro de mon immeuble. Caché derrière les rideaux de la salle à manger, je suivais ses escarpins qui semblaient s’amuser à éviter les flaques d’eau. Au milieu de la place de la Trinité, elle jeta un air furtif à la fontaine figurant un trio de sirènes, évita une vespa qui roulait trop vite et avança une main vers la sonnette du numéro douze.
Sandra ! L’interphone me livra sa voix joyeuse, légèrement chantante comme celle de toutes les filles qui ont émigré à Toulouse avec leurs parents juste après la guerre et qui portent en elles le bonheur de vivre au sein d’une ville rebelle aimant l’Italie, l’Ibérie, le bel canto et le flamenco. Nous étions dans la même classe au lycée Montaigne et hier, par hasard, je la rencontrai dans une librairie où elle cherchait La Divine Comédie de Dante. Quelque chose dans l’ourlet de ses lèvres se mit à vibrer dans mon cœur pendant qu’elle me parlait de son bac. Une réminiscence fugace me troubla. Je lui avais proposé de venir à la maison écouter des disques ramenés l’été dernier de Rimini, des vinyles qui avaient tournés sur un juke-box des plages et que je rachetais pour trois fois rien à la fin des vacances. Contrairement à mes copains qui ne juraient que par les Who, les Stones, les Kinks, les Aphrodite Childs, les Beatles ou Bob Dylan, j’avais attrapé la maladie des yéyés italiens, ceux qui ont la voix cassée et chantent des slows de braise, et les autres qui prenaient l’accent américain un peu par provocation.

J’avais décidé que dès le lendemain ou un peu plus tard, je me saisirais à mon tour d’une caméra afin de reprendre le plan d’Antonioni là où il l’avait abandonné.

Le cinéma d’Antonioni avait déclenché une déflagration chez la plupart des jeunes de ma génération comme si les plans et les gros plans du maestro avaient réussi à désorganiser notre système immunitaire pour se fixer à jamais dans nos mémoires et jusque dans notre chair encore tendre d’adolescents.
J’avais découvert L’avventura un peu par hasard dans un cinéma du centre-ville de Toulouse, à cause de l’affiche. Je la vois encore, au-dessus de moi, éclairée par des néons, inaccessible mais racoleuse, sensuelle et terrifiante, chargée d’éclairs, d’écumes et de méchantes vagues, un déchaînement de sentiments et de couleurs criardes comme les couvertures de ces romans-photos dessinés par des illustrateurs expressionnistes terriblement efficaces payés pour exciter l’érotisme du passant.
Au centre, une fille perdue sur un rocher, cheveux au vent, en imperméable bleu, les mains dans les poches, des jambes magnifiques portées par des chaussures à talons aiguilles semblait attendre quelqu’un ou quelque chose. Plus haut vers le ciel ou l’enfer, Monica Vitti, rouge aux lèvres, les yeux mi-clos, s’abandonnait dans les bras d’un homme qui se perdait dans sa chevelure blonde. Une affiche qui promettait de l’aventure, des frissons, de la tragédie, un peu de cul et qui dut en décevoir plus d’un. Parce qu’en échange, le public eut droit à une lenteur excessive, un ennui profond et du noir et blanc, certes en cinémascope comme les films de Maciste ou Ben Hur, mais en noir et blanc    !
Ce que je retins en tout cas, bien au-delà du halo de lumière et du scintillement de la pellicule, m’ouvrit des perspectives qui défilèrent devant mes yeux, me mettant dans un état de grande excitation. L’image où Monica sur le bateau en plein soleil et cadrée en gros plan, prenant quelques vagues au passage, cette séquence-là au goût d’éternité semblait n’exister que pour moi !
À travers son visage, j’avais immédiatement instauré un pacte amoureux et créatif. Ce plan-séquence audacieux qu’Antonioni avait poussé à l’extrême dans sa longueur exhalait une sincérité absolue, comme si la caméra continuait toujours de filmer après la scène, instaurant ainsi une complicité unique avec l’actrice. J’entrevoyais des moments délicieux, des instants de tendresse à profusion, des rencontres et des mots. Je tentais de rester calme comme si quelqu’un à l’extérieur de moi pouvait deviner mon projet et s’emparer de mes idées.
Sans vraiment le comprendre précisément, ce jour-là, par cette révélation épiphanique, j’avais décidé que dès le lendemain ou un peu plus tard, je me saisirais à mon tour d’une caméra afin de reprendre le plan d’Antonioni là où il l’avait abandonné, de le continuer avidement jusqu’à l’ivresse des sens pour en faire l’unique scène d’un film. Le dialogue amoureux entre une femme et l’objectif, le flirt cinématographique deviendrait le thème unique de mon long-métrage. Je m’imaginais une Beaulieu au poing, sur le pont d’un bateau filant sur la méditerranée, filmant au plus près le visage, la peau, les yeux qui parlent, le sourire parfois triste d’une fille qui tombait amoureuse de moi peu à peu et dont les lèvres se rapprochaient irrémédiablement de l’objectif alors que le soleil s’enfonçait dans l’horizon d’une nuit italienne.

LIVRE
Un photographe amoureux, de Claude Nori
11 x 18 cm
168 pages
16 photographies
Broché

http://www.editions-contrejour.com
http://www.claudenori.com

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