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Clarissa Bonet : Photographier

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Depuis 2009, Clarissa Bonet déambule seule dans la ville et tente de capturer l’ordre et le désordre de cet environnement dans lequel beaucoup d’entre nous vivons. Reprenant la tradition de la « street photography » dans son projet City Space, ses images sont pourtant des mises en scène, inspirées de son expérience « urbaine » personnelle ou de situations dont elle a été témoin. Progressivement, cette ville anonyme prend la forme d’un espace intérieur surréaliste ou poétique, souvent le lieu de solitudes. Sa série la plus récente,Stray Light, définit l’espace urbain comme une constellation où chaque fenêtre ouvre sur une vie lointaine dont on ne rencontrera probablement jamais les protagonistes. A travers le regard de Clarissa, la ville familière, est en fait un grand inconnu.

Agathe Cancellieri : Vous avez grandi à Tampa en Floride et emménagé en 2009 à Chicago pour obtenir votre diplôme de Master à Columbia College. En quoi Chicago a influencé votre pratique photographique ?

Clarissa Bonet : Lorsque j’ai déménagé de la banlieue de Floride pour venir m’installer Chicago, tout ce que je croyais savoir sur la vie—le confort d’une maison, l’aspect routinier du quotidien—a été bouleversé. Je devais réapprendre en quelque sorte à fonctionner dans un environnement étranger: la façon de faire le courses, d’aller à l’école, de faire la lessive. Tout était différent et ce sont ces différences que je trouvais intéressantes, étranges mais aussi très belles à condition de se laisser porter par cette expérience. C’était aussi une vie bien plus solitaire. Non pas que les banlieues ne soient pas isolées mais ce sentiment est plus intense ici à Chicago. On ne cesse de croiser des personnes avec qui on partage cet espace et pourtant on ne les connaître probablement jamais.

A.C.: Vous avez donc commencé votre projet City Space comme une sorte de catharsis afin de comprendre ce nouvel espace et de vous y adapter?

C.B.:Lorsque j’ai commencé le projet City Space, mon expérience de la ville était si différente que j’ai souhaité la mettre en images. Je me sentais invisible comme si personne ne savait que j’existais. C’était très oppressant. Ce sentiment de solitude est à l’origine de ce projet. Une des photographies, Spilt Milk, représentent une scène que j’ai personnellement vécue. Un jour, je prenais le métro après avoir fait des courses et le sac que je portais était bien trop lourd pour moi. En sortant du métro le sac s’est déchiré et j’ai sentis tous les regards braqués sur moi. Ce moment d’humiliation, j’ai tenté de le transcrire en images par deux fois mais pour une raison ou une autre cela ne fonctionnait pas jusqu’à ce que j’obtienne cette photographie. Dans Spilt Milk, l’axe de lumière agit à la manière d’un projecteur et traduit parfaitement cette impression d’être regardé.

A.C.: Vos photographies sont prises pour la plupart en plein centre de Chicago. Il s’en dégage pourtant une atmosphère très silencieuse. Comme l’expliquez vous?

Pour City Space, j’adopte le point de vue du piéton. Ma pratique photographique est basée sur le fait de marcher et de déambuler dans la ville. C’est ainsi que je trouve l’inspiration. C’est aussi un acte très solitaire. La dernière fois que je marchais seule, j’étais ainsi curieuse de voir combien de temps je pouvais rester sans adresser la parole à qui que ce soit. Je pense que cela a duré un peu plus de deux heures.

A.C.: De nombreuses figures peuplent pourtant votre espace photographique. Comment utilisez-vous les passants ? Quel statut ont-ils dans votre imaginaire urbain ?

Mes précédents travaux étaient des autoportraits. Pour cette série, je ne souhaitais plus être présente physiquement dans mes images. Les passants fonctionnent d’une certaine manière comme des miroirs de mon propre vécu. Parfois j’utilise les piétons et la foule pour me lancer des défis ou créer des jeux afin d’expérimenter la ville puis créer des images à partir de cette expérience. Par exemple, il m’arrive d’aller à la station du Metra [un réseau de chemin de fer detrain de banlieue desservant la ville de Chicago et une grande partie de son agglomération]en plein centre ville le matin très tôt lorsque des centaines de personnes en sortent au même moment. Je marche à contre sens, de manière à sentir la foule se diriger vers moi. J’essaye alors de voir combien de temps je peux mémoriser le visage d’une personne avant qu’il soit remplacé par celui de quelqu’un d’autre. La photographie The Crowd, s’inspire de cette pratique. Dans d’autres œuvres, les passants sont présents à travers les marques, les déchets, les chewing-gums collés aux trottoirs, les rayures sur les vitres du métro ou bien les graffitis. J’ai toujours été fascinée par le fait de traverser constamment un environnement partagé avec des personnes pourtant inconnues de mon existence.

A.C.: Les photographies de City Space sont-elles composées à partir d’une réalité observée ou vécue ? Naissent-elles de votre imagination ?

Certaines de ces scènes me sont personnellement arrivées. D’autres sont juste créées à partir d’expériences visuelles dont j’ai été le témoin au cours de mes déambulations dans la ville. Je prends toujours sur moi mon téléphone qui fait office d’appareil photographique et un carnet. A chaque fois que je vois le geste d’une personne, une perspective, une façon particulière qu’à la lumière de frapper un immeuble, que cela devienne un élément d’une photographie ou son sujet lui-même, je prends une photographie instantanée. Puis, et cela peut prendre du temps, lorsqu’une photographie est visuellement et conceptuellement complète dans mon esprit, je planifie une séance photographique.

A.C.: Vous avez donc une bibliothèque d’instantanés dans laquelle vous pouvez piocher lorsque vous être prête à réaliser une photographie…

Je travaille sur le long terme car chaque scène demande à être photographiée une certaine période de l’année, un certain jour, une certaine heure et lorsque le temps est clément. Je planifie tout à l’avance et je sais à peu près toujours ce que je souhaite réaliser. Certaines images restent en moi pendant longtemps et cela aboutit à des collages composés à partir de plusieurs scènes. Cette photographie où l’on voit un balayeur en action sur un sol jonché de chewing-gums est une combinaison de deux instantanés. Un jour, à la recherche de traces laissées par les passants dans la ville, j’ai pris cette photographie d’un trottoir recouvert de chewing-gums. L’homme qui balaye m’est apparu au cours d’une autre ballade. Je marchais dans le centre ville, c’était un mardi aux alentours de 10h30 et j’ai entendu cet homme balayer. Tout était silencieux, il n’y avait pas de circulation, personne aux alentours, je n’entendais que lui. C’était un moment très beau, il n’y avait que lui et moi. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de le placer seul dans cet endroit désolé.

A.C.: Comment circulez-vous dans la ville ? Est-ce dû au hasard ? Suivez-vous un itinéraire ?

Je laisse la ville me pousser dans différentes directions. Mais en me basant sur ma propre expérience, j’ai appris que tôt ou tard en flânant dans la ville, il faut prendre des décisions en terme de chemins, de directions. Quand vous sortez du métro par exemple vous avez généralement quatre options (Nord-Ouest, Nord-Est, Sud-Ouest, Sud-Est). Pour réaliser cette photographie, Facing The Day, je me suis arrêtée à chaque arrêt de la ligne bleue et rouge, j’ai pris chaque sortie au hasard pour voir ce qui se passait. J’émergeais ensuite de l’obscurité et j’essayais de m’orienter. Parfois, c’était un arrêt auquel je n’étais jamais descendu, parfois il m’était très familier. Au bout d’un jour ou deux, j’ai fini par trouver une sortie où la vue n’était ni entravée par un poteau ni par un arbre. Après avoir pris cette photographie, la station a été fermée pour travaux et cette sortie n’existe plus désormais. Souvent, je cherche des emplacements où j’ai pris des photographies par le passé et dans la plupart des cas, je n’aurais pas pu produire la même image aujourd’hui. La ville est un espace en perpétuelle transition.

A.C.: Vous définiriez vous comme un photographe de rue ?

Bien que ma pratique s’inscrit dans la tradition de la photographie de rue, je ne me considère pas comme tel. J’utilise cette pratique à d’autres fins. Pour moi ce n’est pas tant une documentation de l’instant qui importe mais faire une photographie qui se réfère à un sentiment, à une perception de cet instant. Je ne fais qu’altérer en permanence ce moment, en le construisant et en le déconstruisant afin de le rendre surréel, plus proche de ma perception. Selon moi, la photographie n’est pas quelque chose de précieux. Ce médium permet de capturer des données et l’artiste est libre de s’en servir pour faire créer autre chose. La photographie ne traduit pas un moment singulier, intouchable. Le photographe peut manipuler ce moment.

A.C.: Diriez-vous que Chicago a ses propres spécificités en terme d’espace et d’esthétique en comparaison avec d’autres grandes villes américaines ?

Chicago est pour moi un paysage urbain comme un autre, c’est pourquoi j’en efface tous les signes distinctifs. J’ai ainsi choisi ce titre neutre de City Space. Mes photographies ne doivent pas permettre de définir spécifiquement un espace urbain mais refléter ce que je perçois et ressens en tant qu’individu dans cet espace.

A.C.: Pourtant Chicago appartient à une longue tradition photographique. Cette ville a été capturée de manière très spécifique—souvent en terme de formes et de lignes—, comme un espace abstrait peuplé de figures humaines isolées. Je pense bien entendu à Ray K. Metzker et sa série My Camera & The Loop mais aussi avant lui, à son professeur à l’Institute of Design de Chicago, Harry Callahan. Vous sentez-vous proche de cette tradition?

Quand j’ai commencé ce projet, je cherchais des photographes qui photographiaient la ville non pas à la manière d’un inventaire. Ce que j’aime chez Metzker c’est la façon qu’il a de capturer la lumière et l’ombre sans pour autant se placer dans une perspective formaliste. Il crée un espace psychologique à l’intérieur de la photographie. Saul Leiter a aussi été une de mes inspirations. Ce que je trouve intéressant dans ses photographies, c’est l’endroit où il posait son appareil photographique, derrière des objets, la vitre d’une fenêtre, en face d’un miroir reflétant une personne marchant dans la rue. Il était cet observateur curieux de la vie qui plaçait le spectateur dans un espace défini en choisissant un angle de vue très spécifique.

A.C.: La photographie In The Clouds me fait penser en particulier à une peinture de Magritte. Pouvez-vous expliquer votre relation à la peinture ?

Je me perçois comme un peintre frustré. Je n’ai jamais pu réaliser des images de mes propres mains. Pourtant, je produis des collages comme le ferait un peintre. Plutôt que mon pinceau, j’utilise mon appareil photographique. L’utilisation de la lumière et de la ligne au sein de mon travail photographique est une façon d’y poser ma marque. Le fait de recréer des scènes, de les assembler relève également de la performance. Je dirige des personnes qui interprètent mes scènes et l’image photographique devient un document de cette performance.

A.C.: Comment s’est produite la transition entre City Space et Stray Light?

J’ai commencé à travailler sur ce projet il y a quelques temps déjà. Mais c’est vraiment devenu une série en 2012. Je souhaitais faire des photographies de manière différente, moins compliquée. City Space demande beaucoup d’énergie pour trouver les lieux, les acteurs, le bon moment de la journée, la bonne saison… Je souhaitais être plus libre.

A.C.: Dans cette série, la ville, ses immeubles et ses fenêtres ressemblent à des étoiles, des constellations, une partie de l’univers. Etais-ce votre intention ?

C’était ma dernière année à Columbia et je sortais tard le soir du laboratoire. Chaque nuit, je rentrais en voiture en prenant le Lake Shore Drive [route au bord du Lac Michigan qui longe Chicago du Nord au Sud]. Sur cette route, il y a un pont qu’il faut traverser où la rivière Michigan rejoint le lac. Dès que vous arrivez sur celui-ci, la ville s’ouvre sous vos yeux. Vous avez la sensation de vous tenir au bord du vide comme si la ville allait vous engloutir. La lumière émanant de chaque fenêtre évoque un monde inconnu et mystérieux comme lorsque vous regardez un ciel étoilé.

A.C.: Par sa taille aussi, Stray Light se différencie de votre première série. Ces photographies sont comme de grandes peintures abstraites.

Contrairement à City Space, les gens sont ici représentés par des tâches de lumière, des fenêtres. Je n’y parle pas d’architecture mais je questionne le fait que nous sommes sans cesse entourés de milliers de personnes sans vraiment les regarder. Je souhaitais refléter ce sentiment écrasant en réalisant des photographies en grand format. J’ai également voulu exprimer l’idée de coupure, de déconnexion vis à vis de l’univers pour ceux qui vivent dans la ville. Les hommes ont toujours été attirés par le cosmos mais nous avons perdu cette relation en particulier à cause de la pollution lumineuse. Nous ne pouvons plus regarder vers le ciel, seulement autour de nous. La ville est en quelque sorte devenue notre nouveau cosmos.

A.C.: Comment donnez-vous techniquement ce sentiment d’infini dans vos photographies. Est ce une combinaison de différents clichés ?

Je travaille à la manière d’un collage. L’image la plus complexe de cette série comprend 97 photographies. En général, j’associe de 20 à 40 photographies pour créer une seule image. Lorsque je vais sur le terrain, je collecte des données, de manière quasi scientifique, en me basant sur les sources de lumière qui émanent des milliers de fenêtres qui recouvrent la ville. Une fois que j’ai un nombre significatif d’images, je les extrais de mes archives pour créer la pièce finale.

A.C.: Est ce que le fait de photographier la ville vous a permis de développer une réflexion sur le médium photographique lui même ?

La réalisation de ces deux séries m’a aidé à comprendre d’avantage la photographie. City Space en étant en relation avec le genre de la photographie de rue ; Stray Light en étant basé sur une pratique du collage à partir d’une base de données digitale. Chacun de mes projets repousse les limites du genre photographique auxquels ils font référence. Que peut-être une photographie? J’ai l’impression aujourd’hui que la photographie est ce médium malléable qui peut répondre aux besoins de l’artiste, et cela en particulier grâce à l’avancée technologique. Lorsque j’ai commencé Stray Light, je n’étais pas sûre d’être en accord avec la pratique photographique: pouvais-je sélectionner, découper des images photographiques ? J’ai presque eu une crise du médium. En fin de compte, en réalisant ce projet, j’ai pu véritablement me libérer de toutes notions et définitions sur ce qu’est ou devrait être la photographie.

Biographie

Clarissa Bonet (née en 1986 à Tampa en Floride) vit et travaille à Chicago où elle est représentée par la galerie Catherine Edelman. Elle a reçu un Master d’arts appliqués en photographie à Columbia College, Chicago en 2012. Son travail a été exposé aux Etats-Unis et à l’étranger, et réside dans les collections du Musée d’art contemporain de Chicago, du Musée de Photographie du Sud Est, et du Musée Haggerty. En 2015, elle a été sélectionnée par Photo District News pour figurer dans leur classement des 30 photographes émergents à suivre.

www.ClarissaBonet.com

http://www.edelmangallery.com

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