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Bibliodiversité* n°2 –Transports photographiques

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Vies possibles et imaginaires

Vers le début du Septième homme, le « livre d’images et de textes » sur les travailleurs immigrés en Europe qu’il a imaginé avec le photographe Jean Mohr (1975 ; rééd. 2007), John Berger raconte :
Dans un rêve un ami venait de très loin pour me voir, et dans le rêve je lui demandais : « Est-ce que tu es venu par photographie ou par train ? »
Et l’écrivain d’ajouter : « Toutes les photographies sont une forme de transport et l’expression d’une absence ».

Dans Vies possibles et imaginaires de Yasmine Eid-Sabbagh et Rozenn Quéré, il est question de beaucoup d’absences, de séparations, mais encore plus de transports, aussi bien terrestres, aériens ou maritimes que visuels ou émotionnels. En effet, il s’agit d’un album de famille en guise de pièce théâtrale (ou vice versa) basé sur les histoires, les souvenirs et les fantasmes de quatre sœurs tour à tour exilées, réfugiées, émigrées aux quatre coins du monde, ou du moins du Proche-Orient, de l’Europe et des États-Unis, entre les années 40 et aujourd’hui.

En quatre actes et vingt-sept scènes, les témoignages, visuels et parlés, s’enchaînent, se complètent, se contredisent pour créer un récit dont le seul élément linéaire est la corde raide entre réalité et fiction sur laquelle se trouvent suspendus les lecteurs-spectateurs. Mais il faut dire que ces derniers sont bien prévenus de ce qui les attend, ne serait-ce que par une liste de « Personnages » qui comprend en plus des quatre premiers rôles – Jocelyne, Graziella, Stella et Frieda – et des autres membres de la famille… Dieu et Margaret Thatcher. Ou par les figures spectrales qui commencent à se faufiler dans les photos dès la deuxième scène. Sans oublier cet extrait d’une autre pièce, Ma chambre froide de Joël Pommerat, qui figure en exergue :

VOIX DE CLAUDIE : Ce que j’aurais envie de dire pour débuter, pour démarrer, c’est que dans la vie tout est fiction. . . Je ne sais mieux dire, oui. Tout est fiction.

Loin d’être un exercice de style, ce jeu de piste annoncé – et qu’on ne va certainement pas dévoiler ici – correspond à la fois à la singularité de ces quatre « personnages » (qu’on n’aurait pas pu inventer), à ce qu’il y a d’universel dans leurs vies (possibles et imaginaires) et en même temps, à une façon critique d’appréhender le monde. Mais aussi d’appréhender la photographie, comme le suggère à sa manière
Frieda, la benjamine, en commentant une photo de mariage (Acte III, scène 14) :

Cette robe n’est pas à moi.
C’est du faux.
Ce n’est pas vrai.
Ce ne sont pas des souvenirs.
Les photos mentent. (…)
AUNTIE ELSE Et si c’était simplement que tu ne te rappelles pas ?
FRIEDA Non non.
Ça, non.
Ça n’a pas existé. Ce qu’on voit dans cette photo, ça n’a pas existé.
C’est un souvenir inventé.

C’était à partir d’une dizaine de ces photos de famille, retravaillées et assorties d’un projet d’une page, que Yasmine Eid-Sabbagh et Rozenn Quéré ont gagné au printemps 2011 le 8e Grand prix international de la photo de Vevey, Suisse (doté d’environ 30 000 euros). Quelques mois plus tard, elles aussi sont parties aux quatre coins du monde – au Caire, à Paris, à Beyrouth et à New York – pour récupérer d’autres photos appartenant aux sœurs et à leurs proches et pour enregistrer les conversations à la base de ce qu’elles ont métamorphosé à leur retour en ce qu’appelle Rozenn Quéré « un spectacle à se jouer dans la tête ». Le livre, réalisé avec la collaboration de Till Gathmann pour la conception graphique, et notamment une recherche de détective sur la typographie d’époque(s), a donné lieu ensuite à véritable une mise en espace au festival Images de Vevey, où le public a reçu tous les dialogues dans un petit livret.
« C’est fou ce qu’on a fait en un an », reconnaît Yasmine Eid-Sabbagh, « mais toutes nos recherches et nos pratiques influent dedans ». Dans ce projet que les deux photographes avaient envisagé bien avant Vevey, cette dernière est celle qui apporte l’expérience des archives : membre de la Fondation Arabe pour l’Image depuis 2008, elle a mené un travail de longue haleine sur la mémoire photographique dans le camp de réfugiés palestinien de Burj al-Chamali au sud du Liban. Rozenn Quéré, pour sa part, est du côté des photomontages, qu’elle décline sous forme de petits livres ou de films. Mais elles soulignent en stéréo (actuellement, l’une habite à Bruxelles, l’autre aux Baléares) l’importance de leur complicité, entre elles et avec « leurs » tantes. Pour Rozenn Quéré, c’est l’élément du puzzle, du jeu, qui trouve son écho dans la vie de ces sœurs accros aux parties de solitaire. Pour Yasmine Eid-Sabbagh, c’est le plaisir : « Quelque chose d’historique, de linéaire, aurait manqué du piment ». Mais aussi, rappelle-t-elle, « ce qu’on a eu au départ n’était pas linéaire. On aurait perdu quelque chose si on avait rangé “comme il faut ”. Nous avons essayé de ranger comme les sœurs rangent leurs souvenirs aujourd’hui ».

Miriam Rosen

* Bibliodiversité : la défense de la diversité culturelle dans le domaine du livre et de l’édition. Le terme a fait son apparition dès la fin des années 90 en Amérique latine.  

Yasmine Eid-Sabbagh et Rozenn Quéré
Vies possibles et imaginaires

Conception graphique : Till Gathmann

Éditeur : Éditions Photosynthèses, Arles, 2012
16,5 x 23,5 cm, 162 p., relié

Tirage à 1 500 exemplaires
ISBN : 978-2-36398-003-8
32 €

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