« Café Belgica », est le nouveau livre de Harry Gruyaert publié par la galerie FIFTY ONE. Quelques tirages de cette série sont exposés jusqu’au 10 avril à la librairie Artazart, à Paris.
« Personne ne remarque quand j’ai soif. Mais tout le monde remarque quand je bois.
Tout comme Harry. En fait, il a fait exactement ce que les photographes sont censés faire : il a capturé l’irrévocable.
La bière est omniprésente dans les photos de Gruyaert, entrecoupée de quelques cafés ici et là et, dans un cas rare, de champagne. Mais regardez de plus près et vous remarquerez qu’il n’y a pas un seul verre de vin en vue. En Belgique, on ne boit pas de vin dans les cafés. Et il y a une bonne raison. Ne commandez jamais de vin dans un café, à moins que vous ne vouliez avoir une gueule de bois épique le lendemain matin.
Un café ne doit pas être confondu avec une taverne, une cafétéria, un bar, un lounge ou un bar à cocktails.
Un café digne de ce nom est un endroit où l’on boit de la bière pression. Le verre à bière est tenu à un angle de 45 degrés, rempli aux 4/5, puis incliné vers le haut et le robinet se ferme rapidement. Le barman écume la tête de la bière et place ensuite ce petit miracle devant vous sur un sous-bock. C’est la coutume, c’est comme ça que ça a toujours été fait. En tant que Belges, nous sommes habitués aux compromis, mais pas quand il s’agit de ce rituel qui a été élevé au rang d’art dans notre pays.
Dois-je utiliser le passé? Malheureusement oui.
Car les cafés et leurs merveilleuses coutumes disparaissent petit à petit de nos rues. Plus de la moitié ont fermé au cours des 25 dernières années. Il y a cinquante ans, il y avait plus de 50.000 cafés en Belgique. Maintenant, un peu moins de 10 000 restent. Le Café Belgica, notre patrimoine, disparait lentement.
Le photographe est-il resté sobre lors de ses visites ?
Je pense que oui. Un photographe dans un café, dans une cohue bigarrée de danseurs, de causeurs, de commères, de farceurs, de baveux, de je-sais-tout, de philosophes de café, de lecteurs de journaux, de joueurs de billard, de piliers de bar.. qui ont tous un point commun : ils aiment prendre un verre.
Certains avec modération, d’autres avec conviction.
Je passerais volontiers du temps sur chaque photo au Café Belgica. C’est une invitation à partager une vie légère. Pouvez-vous penser à quelque chose de mieux que de passer du temps avec de bons amis, des passants au hasard ou de belles inconnues ? Lever un verre à la santé de l’autre est un signe d’amour inconditionnel.
La lumière est toujours allumée dans les photos de Gruyaert. La lumière du soleil, les néons, la lumière artificielle, la lumière d’un flash, mais jamais l’éclairage de secours. Personne n’est jamais mis à la porte. Non, restons ici ensemble et passons vite une dernière commande. Un dernier verre pour prendre le chemin du retour et, continuez, un dernier verre à la vie. Continue! Les boissons sont pour moi ! Et nous repartons. Mais nous ne rentrons pas à la maison.
Beaucoup d’hommes portent des costumes, souvent marron ou gris. Les femmes semblent soit avoir oublié certaines couleurs, soit tendent vers des nuances qui ne demandent qu’à être vues, se mêlant dans des assortiments qui seraient interdits par la police de la mode d’aujourd’hui. Il n’y a pas de règles, pas de battage médiatique, pas de dogmes ici. Le Café Belgica est un sanctuaire pour les esprits libres, les bons vivants et les bonnes matrones. Costumes, rideaux, manteaux de fourrure, permanentes, pas de danse, saucissons secs, trombones, motifs léopard, aisselles moites… Tout cela fait partie de la décoration et du décorum de l’arène de l’Empereur Promille.
Parfois, le photographe se tient dehors sur le trottoir, prenant une photo à travers la fenêtre. Le monde à l’extérieur du café se reflète souvent dans les vitres de l’intérieur. Parfois, le photographe est également visible.
Je n’y vois aucune solitude. Pas même quand quelqu’un lit tranquillement le journal. Les cafés sont comme une cathédrale de contacts sociaux. Vous ne payez pas d’entrée, vous pouvez parler librement et vous pouvez vous asseoir où et avec qui vous voulez. Tout au plus, vous pouvez être protégé contre vous-même et l’ivresse publique. Chaque âme est servie par Dieu derrière le bar ou par une Marie-Madeleine à table. Les cafés sont un endroit pour se faire des amis et l’ennemi occasionnel . Tout comme la vraie vie.
Nous, les Belges, avons l’habitude de voir les gens s’amuser, se saouler, danser ou faire ce qu’ils veulent dans ce temple des émotions. Pour les étrangers sobres, les cafés sont un territoire énigmatique, où une potion miracle est servie. C’est Harry au lieu d’Astérix chez les Belges.
Selon toute vraisemblance, le photographe a dû sortir de sa zone de confort pour mieux l’appréhender. Prendre du recul pour voir la situation dans son ensemble. Partir pour arriver. Il est ironique qu’aucun autre Belge n’ait pu préserver cette culture aussi brillamment que Gruyaert. J’ai utilisé le mot préserver à dessein. Contrairement au vin, la bière ne se conserve pas. Elle est consommée dès que possible. C’est peut-être pour cela que les buveurs de bière sont si impatients quand ils ont soif.
Et tout comme le bon vin la bière a meilleur goût avec l’âge, les photos de Gruyaert s’améliorent également avec le temps. Il nous montre un monde différent, qui n’existe plus, ou à peine. Une époque où la musique émanait du juke-box ou de l’orgue Decap, des paquets de Gauloises bleues sans filtre ou de Saint-Michel verts à côté des cendriers sur les tables. Gruyaert met en lumière la cohésion, la chaleur et le plaisir que les gens avaient dans ces établissements, dans des nuages de fumée avec une odeur d’alcool qui flottait. Harry montre en quoi notre petite Belgique était si douée. Le Café Belgica est un monument national, comme le Manneken Pis. En Belgique, boire et faire pipi est un spectacle à voir, une attraction.
Et même si notre héritage assoiffé s’érode peu à peu, comme Grand Jojo nous n’arrêtons pas de chanter :
“Chef, un petit verre, on a soif.
Une bière, on a soif.
On a soif.
On a soif.”
Stephan Vanfleteren, juillet 2021