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Séance d’installation d’Annie Leibovitz à l’Académie des beaux-arts

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Le 20 mars était la séance d’installation d’Annie Leibovitz à l’Académie des beaux-arts, voici le discours d’accueil de Sebastião Salgado suivi de celui d’Annie Leibovitz.

Discours de Sebastião Salgado

Mesdames, messieurs, chères consœurs, cher confrères, chers amis, au nom de tous les membres de notre académie, je vous remercie d’être là, si nombreux. J’ai l’honneur aujourd’hui de vous parler d’une personne qui est chère à mon cœur et qui n’aurait pas besoin d’être présentée, tant son travail remarquable est apprécié et reconnu aux quatre coins du monde. Malgré cela… je vais la présenter quand même. Et j’essaierai de le faire de mon mieux, car peut-être que tout le monde ici ne connaît pas toutes les dimensions de la vie ni l’apport exceptionnel à l’art de cette extraordinaire photographe, Annie Leibovitz. Elle nous honore aujourd’hui en devenant membre associé étranger de l’Académie des beaux-arts.

Merci d’être là avec nous, chère Annie.

Vous savez, une vocation naît dans la vie d’une personne de différentes manières, parfois mystérieuses. Pour Annie Leibovitz, la photographie s’est imposée comme une nécessité en 1969, ici à Paris. Et plus encore, à quelques mètres de cette Coupole de l’Académie. Mais pour vous raconter cette histoire, je vais remonter un peu dans le temps.

Il était une fois, en 1949, une Américaine née à Waterbury dans l’État du Connecticut. Quelques années plus tard, en 1967, la jeune Annie, âgée de 17 ans, a commencé à étudier au prestigieux San Francisco Art Institute en Californie, avec l’intention de devenir professeur d’art. Mais voilà qu’au bout de six mois, on lui dit qu’elle ne peut pas enseigner l’art sans devenir d’abord une artiste. Elle se rend vite compte que la peinture n’est pas faite pour elle. Au cours de l’été 1968, elle rend visite à son père, Sam Leibovitz, alors lieutenant-colonel basé sur la plus grande base aérienne militaire américaine à l’étranger, la Clark Air Base, aux Philippines. Annie en profite pour visiter le Japon avec sa mère, Marylin, qui s’y était déplacée pour une conférence scientifique, plus son frère, Philip, et ses sœurs Paula et Barbara. Lors de ce voyage, elle achète son premier appareil photo — une révélation, selon elle — et, à son retour à San Francisco, elle s’inscrit à un cours du soir de photographie.

Mais être fille d’un militaire américain et étudiante à San Francisco en pleine guerre du Viêt Nam… vous pouvez imaginer que ce n’était pas facile. Tous les jeunes étaient hostiles à ce conflit asiatique sanglant, y compris elle-même. En même temps, Annie craint pour la vie de son père, qui effectue des missions régulières au Viêt Nam. En pleine contradiction, pour échapper à l’angoisse pour son père et aux tensions croissantes sur le campus, en 1969 elle séjourne cinq mois dans un kibboutz d’Amir, au nord d’Israël, sur les rives du Jourdain, près de la frontière libanaise. Pendant cette période, Annie travaille avec l’équipe d’archéologues qui a découvert les vestiges du temple du Roi Salomon et prend quelques photos. Passionnée par cette première expérience, elle envisage même de vivre dans le kibboutz, mais, finalement, décide de rentrer chez elle.

Sur le chemin du retour vers les États-Unis, Annie fait une escale à Paris. C’est la première fois qu’elle met les pieds dans la capitale française. Alors qu’elle se promène sur le Pont des Arts, il se passe quelque chose d’étrange. Soudain, les photos d’Henri Cartier-Bresson prises à cet endroit précis lui reviennent à l’esprit. Ce sont des photos magnifiques, je suis sûr que vous les connaissez. Annie Leibovitz éprouve alors la sensation d’être au centre d’une de ces photos. Un sentiment très fort et très fugace, comme elle l’a décrit un jour

À partir de cet instant, “instant décisif” pour elle, Annie commence à déclencher son appareil photo autant qu’elle le peut pour capturer ce moment : la rivière qui coule à ses pieds, les piétons autour… Pour elle, ce moment sur le Pont des Arts, juste ici en face de nous, agit comme un déclic. C’est là que la photographie a atterri dans la jeune âme d’Annie Leibovitz, inspirée par le regard de Cartier-Bresson, l’une de ses principales influences à l’époque, avec le Suisse Robert Frank.

Paris a également été très important dans sa vie des années plus tard, lorsqu’elle achète un appartement ici avec Susan Sontag, sa compagne et l’amour de sa vie. Grâce à Susan, elle commence à regarder avec davantage de sérieux son travail de photographe. Et, cela va sans dire, la place prépondérante qu’occupent ses trois filles, Sarah, Samuelle et Susan, dans sa vie personnelle et, par conséquent, professionnelle.

Mais revenons quelques années en arrière. Jeune étudiante à San Francisco, Annie est une femme impatiente. Attirée par la peinture, elle se rend néanmoins compte que cet art l’isole, alors que la photographie la pousse vers les autres. Elle ne s’intéresse pas à l’abstraction picturale, mais à la réalité dans son état pur. C’est à ce moment qu’elle comprend la chose la plus importante pour un jeune photographe, bien plus que la technique : apprendre à voir.

Lorsqu’elle revient à San Francisco après son expérience parisienne, la mobilisation contre la guerre du Viêt Nam s’est intensifiée et Annie a commencé à prendre des photos des manifestations étudiantes, de plus en plus violemment réprimées par la police. Un jour, elle emporte certaines de ces images pour les montrer à un petit magazine, situé dans la Bay Area : Rolling Stone, créé en 1967. L’une de ses photos sera utilisée. En novembre 1970, à l’âge de 21 ans, elle fait son premier travail pour le magazine : un portrait de Grace Slick, chanteuse du groupe de rock Jefferson Airplane. La photo fait la couverture. C’est le début d’une longue carrière de 13 ans pour Rolling Stone, qui deviendra une référence journalistique dans l’histoire de la contre-culture américaine.

Annie s’est rapidement distinguée par son style propre et son implication profonde dans les sujets et les personnages qu’elle photographie. Dans ses reportages, elle ne devait rien à personne, Rolling Stone lui laissait toute liberté, les choses se passaient devant elle et elle décidait, en fonction de ce qui était possible à ce moment-là, quand et où pointer son appareil – ce qui, selon elle, est l’aspect le plus fascinant et le plus mystérieux de la photographie. Ses images sont le résultat à la fois d’une grande intimité avec l’objet photographié et d’une approche unique, exceptionnelle, du regard. UNE IMMENSE PHOTOGRAPHE EST NÉE !

Chez Rolling Stone, la photographie est aussi importante que le texte. Et parfois même plus. Annie fait ses reportages accompagnée des plus belles plumes de la littérature américaine. En 1972, avec l’écrivain Tom Wolfe — inventeur du “nouveau journalisme” et auteur du livre Le bûcher des vanités —, elle couvre le lancement d’Apollo 17 en Floride, le dernier vol habité de la NASA sur la Lune. En 1974, avec le journaliste Hunter Stockton Thompson, elle est envoyée photographier les adieux de Richard Nixon à la Maison Blanche après le scandale du Watergate. Ses images de ce moment historique diffèrent de celles prises par ses collègues. L’une d’entre elles est devenue « virale », même si ce terme n’existait pas encore à cette époque sans réseaux sociaux. Nixon vient de monter dans l’hélicoptère posé dans les jardins de la Maison Blanche, la porte de celui-ci est refermée, la plupart des photographes sont partis. Mais Annie est restée et prend la photo de l’appareil en arrière-plan, à quelques mètres du sol, et au premier plan les soldats de la garde présidentielle, avec leurs gants blancs, en train d’enrouler le tapis rouge, eux-mêmes enveloppés dans le tissu à cause du souffle provoqué par le rotor de l’hélicoptère. C’est le genre d’image qui révèle le talent singulier et la sensibilité d’un photographe. Le reportage d’Annie a fait la couverture plus huit pages intérieures du magazine. Le texte de Hunter Thompson a été publié un mois plus tard. Le choc de l’image avant le poids des mots.

En faisant les couvertures de Rolling Stone – et elle en a fait 142 ! – Annie a appris à utiliser le format vertical, bien qu’elle n’en était pas une grande adepte. Vous savez, mais peut-être que vous ne le savez pas, il est naturel pour les photographes d’utiliser le plan horizontal, favorisé par la structure même de l’appareil photographique. Aussi, la ligne d’horizon est évidemment horizontale, tout comme les rivières, les rues et la grande majorité des plans. En illustrant les couvertures de Rolling Stone, Annie s’est imposé une discipline terrible qui frôle une distorsion, presque une déformation de sa photographie. Mais elle l’a fait avec son talent phénoménal.

Elle a toujours aimé se tenir un peu à distance, observer les sujets de ses portraits dans leur contexte, et il lui a fallu des années pour s’approcher. Elle accepte le fait qu’un portrait ne peut pas tout dire d’une personne. “Nous sommes des êtres complexes”, dit-elle, à juste titre. Lorsqu’elle fait une photo, elle dit ne prendre que 10 % de ce qu’elle voit. Comment obtenir quelque chose de plus ? C’est son travail. C’est un exercice difficile, avoue-t-elle, “chercher à exprimer la façon dont on perçoit la personnalité d’une personne”. Mais ses photographies révèlent beaucoup de choses que nos yeux ne voient pas.

Chaque photo a son histoire. Celle-ci mérite d’être contée. C’est l’une des photographies les plus iconiques d’Annie, prise en 1980. Une image de portée mondiale qui me tient personnellement à cœur, et, j’imagine, à beaucoup d’entre vous, car elle nous fait pleurer. Le lundi 8 décembre 1980, j’étais au Mexique, travaillant avec la photographe Graciela Iturbide autour de la basilique Notre-Dame de Guadeloupe, à l’approche de la plus grande fête religieuse du pays. Je me souviens avoir pris une image d’elle photographiant une femme avec une couronne d’épines sur la tête et son bébé dans ses bras. Cette photo de Graciela a pris de l’importance dans son œuvre, en tant que symbole de la fragilité. Le même jour, Annie Leibovitz se trouvait à New York, dans l’appartement de John Lennon, pour prendre, toujours pour Rolling Stone, ce qui allait être la dernière photo du musicien en vie. Elle demande à Lennon et à sa femme, Yoko Ono, de se déshabiller et de s’enlacer, allongés sur le sol. Yoko a refusé de se dévêtir. L’image, prise en fin d’après-midi, montrant John Lennon nu, recroquevillé, embrassant Yoko Ono habillée, est devenue un symbole de l’amour, de l’intimité et aussi de la fragilité. Ce qui m’étonne, c’est que deux grands photographes,

Annie et Graciela, prennent deux grandes photos le même jour, peut-être au même moment, symbolisant toutes deux la fragilité. Étonnant. Et émouvant.

Lorsque j’ai appris au Mexique l’assassinat de John Lennon, tué par un fan déséquilibré devant l’immeuble où il vivait, le Dakota building, au Central Park, ce fut un choc énorme. Lennon, en plus d’être un grand musicien, était une référence pour le mouvement de jeunesse des années 70, dont Lélia, ma femme, et moi faisions partie. Le magazine allemand Stern m’a demandé de ne pas revenir du Mexique à Paris, mais d’aller à New York pour photographier le grand rassemblement prévu le 14 décembre au Central Park, en l’honneur de John Lennon.

Ce fut l’un des moments les plus tristes de ma vie que de voir se regrouper à Central Park, devant la maison de John Lennon, cette génération hippie de la contre-culture à laquelle je m’identifiais — croyez-moi, j’étais très différent de ce que je suis aujourd’hui, j’avais une énorme barbe et de longs cheveux. Au rassemblement, beaucoup de gens pleuraient, d’autres chantaient les chansons du Beatle assassiné. J’ai senti à ce moment-là que tout cela symbolisait la fin d’une ère qui a marqué toute une jeunesse dans de nombreuses parties du monde. [Et cette photographie d’Annie Leibovitz, prise le 8 décembre, est la grande référence de la fin de cette merveilleuse époque. Très rares sont les photographes dont les images entrent dans l’histoire. Annie est l’un d’eux.

Cette image révèle une autre facette d’Annie Leibovitz. C’est, comme elle le dit elle- même, le fruit de dix années de travail. La première photo de John Lennon prise par Annie coïncide avec sa première mission importante pour Rolling Stone en 1970. Elle a supplié le directeur du magazine de l’accompagner à New York pour prendre les photos de l’interview, arguant que cela coûterait bien moins cher qu’une commande à un photographe expérimenté. Elle a acheté le billet d’avion le moins cher et a dormi chez un copain. Et le jour dit, elle était là. Lennon et Yoko, habitués à être photographiés par de grands noms, sont étonnés de voir une toute jeune fille avec un appareil photo à la main. Mais John Lennon l’a traitée comme une professionnelle et l’a mise à l’aise. Pour elle, cette séance a marqué un tournant dans sa façon de travailler avec les célébrités. Annie sait gagner la confiance des gens, y compris des plus illustres.

Les personnalités ne manquent pas sur sa longue liste de portraits. Dans sa période Rolling Stone, les caméras d’Annie ont vu défiler Ray Charles, Tina Turner, Bob Dylan, Joan Baez, Norman Mailer, Tennessee Williams, Muhammad Ali, Arnold Schwarzenegger, Bruce Springsteen, Andy Warhol ou Patti Smith, qui est là aujourd’hui, et que je salue et dont nous aurons, dans quelques instants, le privilège d’écouter sa musique.

Dans les années 1970, Annie a photographié plusieurs tournées du groupe de rock Rolling Stones. Elle a voyagé avec eux en bus, logé dans les mêmes hôtels, devenant presque un membre à part entière du groupe. Mick Jagger avait aimé les premières photos qu’elle avait prises et lui avait téléphoné en personne pour lui demander si elle souhaitait devenir leur photographe de tournée. Il lui demande alors d’être « leur Cartier-Bresson », bien qu’elle ne savait pas vraiment ce que cela signifiait pour lui. L’une des photos emblématiques de cette période montre Mick Jagger dans un ascenseur avec une serviette sur la tête. Elle a été prise en 1975. À la fin de chaque concert, après le dernier rappel, le chanteur se verse plusieurs seaux d’eau sur la tête et s’enveloppe ensuite dans des serviettes. La photo est prise dans l’ascenseur, avant qu’il ne rejoigne sa chambre d’hôtel.

Annie Leibovitz a sans doute été l’un des grands moteurs de la transformation du magazine Rolling Stone, au point que la publication a quitté la Bay Area pour s’installer dans l’un des grands espaces de la Sixième Avenue à New York, l’un des endroits les plus convoités de la planète, devenant l’un des plus grands magazines américains.

Vous savez, Rolling Stone a été créé par un couple incroyable, Jane et Jann Wenner, de grands amis d’Annie Leibovitz et aussi de moi-même. J’ai eu également un contrat avec le magazine. Annie a beaucoup travaillé sur l’actualité culturelle américaine, et moi j’ai fait des reportages dans des pays étrangers. En plus d’être une revue fantastique, c’était incroyable de passer du temps avec Jane et Jann, des êtres exceptionnels, d’une incroyable et magnifique ouverture d’esprit, qui reconnaissaient la valeur de la photographie comme une partie importante de l’information, capable de raconter des histoires sans qu’il soit nécessaire d’utiliser des mots. Jann a même confié que lorsque Annie revenait d’un reportage — et qu’il fallait sélectionner les photos, —, il découvrait souvent qu’elle apportait un récit substantiellement différent, et fréquemment meilleur et plus riche, que celui du texte.

En 1983, Annie décide d’opérer un tournant dans sa vie et sa carrière. Elle commence à travailler pour des magazines tels que Vanity Fair et Vogue. Au cours de cette nouvelle étape, elle signe des portraits qui feront date. Comment ne pas se souvenir de la couverture du Vanity Fair avec l’actrice Demi Moore dans toute sa nudité de femme enceinte en 1991 ? Ce cliché a secoué les normes sociétales de l’époque, provoqué scandale et controverse, en étant jugé moralement choquant et inacceptable. Il était sublime. Dans certaines régions des États-Unis, cette édition a même été vendue dans un emballage spécial comme s’il s’agissait d’un magazine pornographique. En exaltant la beauté de la grossesse, Annie a aidé les femmes à se sentir mieux dans leur corps de femme enceinte.

Lorsqu’elle a été invitée pour une seconde fois, en 2016, à illustrer le traditionnel calendrier Pirelli, qui met l’accent sur la glamourisation de la nudité et les stéréotypes de beauté, Annie a une nouvelle fois bousculé les conventions. Son œuvre, intitulée « Histoires de femmes », met en scène des femmes ayant réussi dans différents domaines, telles que la joueuse de tennis Serena Williams, l’actrice Amy Schumer, l’artiste Yoko Ono, l’écrivaine Fran Lebowitz, la cinéaste Ava DuVernay, la productrice Kathleen Kennedy ou, ici encore… Patti Smith.

Chaque portrait d’Annie Leibovitz est une création distincte, perpétuant des images pour les archives visuelles mondiales. Nombre d’entre vous se souviennent sans doute de son [portrait de la reine Élisabeth II, dans lequel elle saisit aussi bien la royauté que le côté humain de la monarque britannique. Ou de l’actrice Whoopi Goldberg immergée dans une baignoire remplie de lait.

L’une des photos que je préfère est celle de Donald Trump et de son épouse, Melania, sur le tarmac de l’aéroport de Palm Beach, prise en 2006. Trump est dans une voiture de sport, la porte ouverte, et Melania, enceinte, est sur les marches du jet privé du couple, vêtue d’un bikini doré. À l’époque, personne n’aurait pu imaginer que Trump deviendrait président des États-Unis. Cette photographie, exceptionnelle et complètement hors du commun, m’a fait admirer le travail d’Annie Leibovitz. Elle a toujours eu la capacité de comprendre les sujets qu’elle photographiait et de créer un imaginaire avec eux. En voyant ses photos, je me demandais comment elle allait faire la prochaine, si celle-ci allait être aussi impressionnante. Et ce qui m’a toujours étonné, c’est qu’elle y parvenait toujours : ses photos suivantes étaient aussi bonnes, voire meilleures, que les précédentes.

Si je devais énumérer tous les prix qu’Annie a reçus au cours de sa carrière, vous pouvez être sûrs que nous ne quitterions pas cette Coupole de sitôt. Parmi les plus importants, je citerais juste : le Lifetime Achievement Award de l’International Center of Photography, la Centenary Medal of The Royal Photographic Society, le Library of Congress Lifetime Achievement Award, le prix d’excellence créative de l’American Society of Magazine Editors, et, bien sûr, le Prix de Photographie de l’Académie des beaux-arts – William Klein, deux années avant celui adressé il y a quelques mois à Graciela Iturbide.

Avec son objectif, Annie, en plus de son travail de portraitiste, réalise des reportages sur des événements mondiaux. En 1982, elle a fait pour Rolling Stone sa première couverture officielle d’une opération militaire : l’invasion israélienne du Sud-Liban, où elle a traversé la zone de guerre jusqu’à Beyrouth. En 1993, elle est arrivée à Sarajevo alors que la ville était assiégée depuis un an, constamment bombardée, à la merci des snipers, sans eau courante, sans électricité et sans vivres suffisantes. Elle n’était pas reporter de guerre, mais elle refusait d’être une “photographe touriste”, et décide alors de faire des portraits au milieu de la tragédie de la guerre. Au début de l’année 1994, elle est retournée à Sarajevo, puis s’est rendue au Rwanda, où, en un peu plus de trois mois, près d’un million de personnes ont été tuées. Les milices hutus ont massacré les civils tutsis dans un génocide qui n’était pas reconnu par la communauté internationale. Les violences ont cessé un mois avant son arrivée, mais il lui restait une mission : témoigner.

Ainsi est Annie. Une seule personne. Mais une photographe multiple. À l’époque de Rolling Stone, elle était qualifiée de « photographe rock and roll ». À l’époque de Vanity Fair, de « photographe de célébrités ». Réfractaire aux étiquettes, elle dit simplement : « I’m just a photographer« . Tout est dit. Aujourd’hui, elle se définit comme une artiste conceptuelle qui utilise la photographie. Et si vous regardez de près son travail, vous comprendrez à quel point ces mots sont justes.

Son conseil aux jeunes photographes ? : « Il faut être insensé, obsédé, vivre et dévorer ce métier ». Et c’est ce qu’elle a fait dès le début. Elle a compris très tôt que l’on ne peut s’empêcher d’être touché par ce qui se passe devant soi. Elle ne croit pas à l’objectivité en photographie : « Tout le monde a un point de vue », dit-elle.

Je vois le travail d’Annie Leibovitz comme celui d’une personne qui aime profondément ce qu’elle fait. Dans sa jeunesse, elle s’est énormément identifiée aux moments historiques qui ont transformé son pays, comme le mouvement de la contre-culture, la libération des femmes, la lutte pour les droits civiques et contre le racisme ou la violence des guerres. À travers ses photographies, elle a vécu mille vies, traversé cette période historique importante avec une dimension professionnelle, morale et intellectuelle.

“En vieillissant — dit Annie —, on sait plus ou moins ce que l’on fait, mais cela ne veut pas dire que nos photos seront meilleures”. “On sait simplement quand on a une bonne photo et quand on n’en a pas”, ajoute-t-elle. Pour notre plus grand bonheur, Annie, tu as fait et tu continues à faire des photos incroyables.

Tu es une grande photographe issue d’un pays qui a une énorme tradition de portraitistes comme Irving Penn ou Richard Avedon. À une différence près : ces deux grands noms de l’histoire de la photographie américaine vivent aujourd’hui au paradis des photographes, ils ne sont plus parmi nous. Mais toi, tu es bien là. Annie Leibovitz est là, avec nous, et sera notre consœur pour toujours. Sois la bienvenue, Annie, à l’Académie des beaux-arts !

Sebastião Salgado

 

Discours d’Annie Leibovitz

Sebastião Salgado

C’est un honneur d’être en votre compagnie Sebastião. Merci.
Vous êtes un grand homme.
Il y a une vérité universelle dans vos photos.

Dans son dernier travail Sebastião Salgado a saisi la Nature comme sujet, des lieux sans traces humaines. « Je suis pessimiste sur la nature humaine, mais optimiste pour la planète. La planète survivra. »

Honorables membres de l’Académie.
Mes amis nouveaux et de toujours.
Et ma famille par laquelle je suis si fière d’être accompagnée.
Quatre générations sont présentes. Sally Jane, la sœur de ma mère, ses enfants et petits-enfants, deux de mes sœurs, Susan et Barbara, mon frère Philippe, leurs enfants et petits-enfants. Ma fille Susan est là. L’ainée, Sarah, est quelque part dans les Appenins, étudiant les roches calcaires, elle est une jeune chercheuse des sciences de la Terre.

Pardonnez-moi de ne pas parler français. Ma fidèle amie Dominique Bourgois a accepté de me traduire. Il y a très longtemps que Dominique et son mari Christian sont devenus ma famille française.

Merci de m’accueillir à l’Académie.
Je vous en suis très reconnaissante. Cela me rend modeste. C’est sincèrement un des grands honneurs de ma vie.

I.M. Pei

Vous m’installez en compagnie de tant de créateurs de talent d’hier et d’aujourd’hui.

Ce qui rend ce moment particulier est que la photographie est présente à l’Académie avec la peinture, la sculpture, la gravure, le cinéma, la danse, la musique et l’architecture.

C’est dans le fauteuil du grand architecte moderniste I.M. Pei que je m’installe maintenant. Béatrice Pei sa belle-fille est avec nous aujourd’hui.

Que le travail de I.M. Pei ait été controversé avant d’être reconnu comme extraordinaire, c’est l’histoire de tout grand art.

I.M. Pei a vécu jusqu’à l’age de 102 ans. Durant cette longue vie il a savamment construit avec audace et tradition des grattes ciels, des musées, des salles de concert, des hôpitaux, des immeubles d’habitation. Son premier grand projet fut la Bibliothèque Présidentielle John F. Kennedy, commandée par Jacqueline Kennedy Onassis. I.M. Pei était encore relativement jeune et inconnu. D’autres candidats étaient présents pour ce projet, Mies van der Rohe, Louis Kahn, Philip Johnson. Mais I.M. Pei fut irrésistiblement convaincant.

Il était apprécié pour son raffinement culturel, son élégance, son goût. C’était un homme cosmopolite. ll a collectionné les Expressionnistes abstraits, les céramiques de la dynastie Ming. Il a accepté des projets bien au-delà de ses quatre-vingt ans, dont le Musée d’Art Islamique de Doha. Pendant six mois il a voyagé pour connaitre l’art et l’architecture islamique.

I.M. Pei est né à Canton en 1917 et est venu aux Etats Unis pour étudier l’architecture au MIT et à Harvard. Il vivait aux Etats-Unis mais a travaillé dans le monde entier. Cétait un maitre internationalement vénéré de l’architecture. Il a reçu le Prix Pritzker en 1983, il a créé avec l’argent du Prix des bourses pour que des architectes chinois puissent venir étudier aux Etats Unis.

Son œuvre la plus célèbre fut la modernisation et l’expansion du Musée du Louvre dans les années 1980. Avec l’extraordinaire pyramide de verre et de métal à la géométrie si logistiquement précise.

I.M. Pei a laissé une trace indélébile sur Paris.

Paris / Cartier-Bresson

J’ai visité Paris la première fois encore jeune étudiante en photographie. J’avais mon premier appareil photo avec moi. Je me vois encore debout sur ce Pont des arts devant lequel nous nous trouvons en ce moment même, enchantée de découvrir qu’il s’agissait de l’endroit précis où Cartier-Bresson avec pris une photo. C’est le travail de Cartier-Bresson qui m’a fait devenir photographe.

Susan Sontag aimait me raconter l’histoire de son portrait par Cartier-Bresson.

Elle vivait à Paris Rive Gauche dans un appartement sans ascenseur au troisième étage. Elle se souvenait de Cartier-Bresson bondissant les marches. C’était en 1972 il avait plus de soixante ans. Susan était assise sur un canapé enroulée dans un manteau car il n’y avait pas de chauffage. Cartier-Bresson assis sur une chaise en face d’elle, son appareil photo sur les genoux. Ils on bavardé quelques minutes. De temps en temps elle entendait un clic.. Il n’a jamais mis l’appareil devant ses yeux, l’a toujours gardé sur ses genoux. Ils ont dû rester dix minutes à peu près puis il a dit, « Parfait, sortons déjeuner. »

Susan a été photographiée par d’autres grands photographes mais le portrait de Cartier-Bresson est le plus beau, celui qui a le mieux capté son intelligence et son charisme.

Susan Sontag a modelé ma relation avec Paris et la culture et l’art français.

Je ne serais pas ici sans Susan. Elle aimait la France. La culture française était déterminante pour sa vie d’écrivain.

Susan se plaignait souvent que je ne prenais pas assez de photos. Elle disait que d’autres photographes qu’elle connaissait prenaient des photos tout le temps.

Après la mort de Susan, j’ai trouvé beaucoup de photos que j’avais oubliées ou peut- être jamais regardées.

J’ai pris la décision d’éditer mon travail de temps en temps, et j’ai produit de nombreux livres.

J’aime les livres de photos. Je les collectionne. Un de mes préférés est le Journal d’un Siècle de Jacques Henri Lartigue, mis en page par Bea Feitler et présenté avec Richard Avedon. J’ai eu beaucoup de chance de travailler avec Bea. Elle m’a appris qu’il est important de revenir sur son travail. C’est le chemin pour regarder l’avenir.

J’ai commencé à travailler sur un livre de photos prises entre 1990 et 2005 et j’ai compris que cet intervalle de temps correspondait exactement à ma vie avec Susan. Mon père est mort peu après Susan. Mes enfants sont nées Sarah, puis Susan et Samuelle.

J’ai appelé le livre A Photographer’s Life. Il m’a permis de mieux comprendre qui je suis en tant que photographe. A Photographer’s Life est ce qui est le plus proche de moi et de ce que j’ai fait. Cela fait comprendre que mon travail ce n’est pas un sujet puis un autre.

C’est un tout.

Susan, ma famille, mes enfants, mon travail de commande.

J’ai pensé que nous pouvons aujourd’hui ensemble regarder A Photographer’s Life.

Petra

Les photos ont une autre signification quand quelqu’un meurt. Quand j’ai pris la photo de Susan à l’entrée de Petra, la ville ancienne au sud de la Jordanie, je voulais que sa silhouette reflète l’espace. Maintenant je vois comment le monde attirait Susan. Elle était si curieuse, avait un appétit féroce d’expériences, un besoin d’aventures.

On entre dans Petra par une longue gorge sableuse qui s’ouvre brusquement sur une immense façade classique taillée dans la falaise. C’est spectaculaire avec des colonnes et des frises. C’est là que Susan se tenait, elle aimait l’art, l’architecture, l’histoire, les voyages, les surprises. Les découvertes. Elle connaissait beaucoup de choses mais voulait toujours savoir ce qu’elle ne savait pas avant. Et vous étiez chanceux si vous étiez présent quand cela se produisait.

Famille

La plupart des photos de ma famille ont été prises en réunion autour de la table de la salle à manger, ou près d’une piscine, ou près de l’océan. Ma mère a grandi à Brooklyn. Elle a passé enfant tous ses étés sur les rives de Jersey à nager dans l’océan.

Mon père était dans l’armée quand nous étions enfants (nous étions six) ; chaque fois qu’il était transféré vers une nouvelle base, toute la famille sautait dans une voiture et nous partions. Nous avons dû déménager au moins huit fois. Nous n’avions pas beaucoup d’argent. Nous n’allions pas dans des motels. On vivait tous ensemble dans les voitures. Ma sœur Susan dit que la fenêtre de la voiture familiale était mon premier cadre.

Quand mon père a pris sa retraite, il a construit des maisons. Mes parents habitaient les faubourgs de Maryland dans une maison construite par mon père. Mon père a construit pour ma mère une petite maison sur la plage. Ils ont toujours habité une maison sur ou proche de la plage.

Mon père s’est consacré à notre famille. Ma mère aussi, bien que je pense qu’elle avait d’autres ambitions. Elle avait étudié la danse et jouait du piano.

Susan et les Pyramides

Si vous alliez au musée avec Susan, qu’elle voyait quelque chose qui lui plaisait elle vous demandait de vous tenir exactement là où elle l’avait vu. Ni un peu plus à droite ni plus à gauche. Exactement là où elle se tenait.

Susan et moi avons vu le monde. Nous avons gravi les pyramides. Nous sommes allées dans des lieux que je n’aurais jamais vus toute seule.

Sarajevo

En 1993 quand les Serbes ont commencé le Siege de Sarajevo, Susan a mis en scène une production d’En Attendant Godot avec des acteurs locaux dans un théâtre dévasté par les bombes. Susan est retournée souvent à Sarajevo pendant le siège.

C’était un grand soutien pour ceux qui vivaient là, elle deviendra citoyenne d’honneur de la ville, la grande place devant le théâtre porte son nom.

Photographie magazine

J’ai commencé comme jeune photographe élève à l’école d’art, on prenait une photo quand on en ressentait l’envie. Dans les années soixante-dix, j’ai eu la chance d’intégrer le magazine Rolling Stone, on me respectait aussi sérieusement qu’une jeune fille travaillant pour un magazine dans les années soixante-dix pouvait l’être. J’ai compris que mon travail était important, ma vie filait d’un travail vers un autre. J’ai photographié des concerts de rock and roll sans entendre la musique, tout ce que je devais faire était de voir à travers mon appareil photo.

Beaucoup de mes photos favorites ont été prises très tôt quand je faisais des reportages mais je n’ai jamais pu retourner vers le reportage avec un esprit clair. J’ai dû trop apprendre, comment une photo peut être fabriquée, comment on peut la manipuler, le moment où l’on décide de la prendre.

Je ne suis pas journaliste. Une journaliste ne choisit pas de camp or je ne veux pas passer ma vie de cette manière. J’ai une voix plus forte comme photographe si j’exprime une opinion.

Faire des portraits m’a donné toute latitude de choisir un angle, d’avoir une opinion, d’être conceptuelle et des raconter des histoires.

Rhinebeck, Portrait de ma Mère

Ma mère et mon père prenaient des photos et faisaient des film huit millimètres quand j’étais enfant. Nous devions tous sourire et être une famille joyeuse sur les photos même pendant les pires moments.

Ma mère avait dépassé soixante-dix ans quand je l’ai photographiée pour Women, un livre pour lequel Susan et moi avons travaillé ensemble. C’était une séance difficile parce qu’elle était nerveuse. Elle avait peur d’avoir l’air vieille. Moi je voulais que l’on voit son âge sur la photo. Bien sûr elle ne l’a pas aimée. Mon père ne l’a pas aimée. Il a dit qu’elle ne souriait pas.

J’ai toujours considéré la propriété que j’ai trouvée dans la vallée de l’Hudson comme un lieu de rassemblement pour ma famille. J’y ai fait le portrait de ma mère. Quand je l’ai acquise, des ratons laveurs vivaient dans une petite maison du dix- huitième siècle près d’un étang. Nous l’avons restaurée en premier et j’y ai vécu avec Susan en attendant que les travaux de la grande maison se terminent. Lorsque nous avons pu prendre possession de la maison, Susan a gardé le cottage près de l’étang.

C’est devenu le sien.

La maladie de Susan

Quand Susan a commencé un traitement contre le cancer en 1998, j’ai arrêté de travailler un mois ou deux pour être tous les jours avec elle.

Appartement parisien

Nous avons commencé à chercher un appartement à Paris. Je travaillais à Paris pour Vogue, pour Anna Wintour, et j’envisageais d’avoir un enfant. Susan avait souvent vécu à Paris dans les années soixante et avait souvent évoqué l’envie d’y revenir. Elle aimait venir à Paris pour travailler. C’était difficile pour elle d’écrire à New York.

Nous avons trouvé un appartement Quai des Grands Augustins. On pouvait voir la Place Dauphine et la flèche de la Sainte Chapelle à travers des grandes portes fenêtres qui ouvraient sur la Seine. Au 17 siècle, c’était une imprimerie. L’appartement était en ruine, il avait besoin de gros travaux.

Atget a photographié notre immeuble. Brassai avait photographié notre rue la nuit.

Picasso a peint Guernica juste à l’angle de la rue.

Naissance de Sarah

Ma fille Sarah est nées quelques semaines après le 11 septembre.

Mort de Susan

La maladie de Susan était épuisante, je n’ai pas pris de photos, juste à la fin. Je me suis contrainte à la photographier les derniers jours, je n’ai pas réfléchi.
Je savais que je devais le faire.

La robe dans laquelle Susan est ensevelie est de Fortuny.
Nous l’avions trouvée à Milan. Elle en possédait deux: une dorée, l’autre verte olive. Les écharpes venaient de Venise. Le manteau de velours noir celui qu’elle portait pour aller au théâtre.

Mon père est mort quelque semaines après Susan.

Filles nées

Ce même printemps, Susan et Samuelle sont nées.

Susan

Susan est enterrée ici au cimetière Montparnasse.

Fin

Pour moi, la photographie c’est la vie en son ensemble.

Avec un appareil on peut retenir les moments évanescents de notre vie, nos enfants qui grandissent et changent si vite, ceux que l’on aime, qui nous enseigne.

La photographie a toujours eu le pouvoir extraordinaire d’arrêter, de retenir le présent avant qu’il ne devienne le passé.

Est-ce que la photographie est moins originale alors qu’aujourd’hui chacun peut prendre une image, que des millions de photos sont faites à chaque seconde ?

La vérité est que la photographie a été inventée pour que chacun puisse faire des images de soi-même, de sa famille, des amis, des paysages, des choses qui ont un sens pour eux.

Le pouvoir de la photo, c’est le pouvoir de partager notre expérience avec les autres au-delà des différences de temps, de géographie, d’éducation ou de croyance. D’être témoin, le pouvoir de montrer ce qui autrement ne serait pas cru. Le pouvoir d’arrêter et de retenir ces moments qui nous dépassent.

Que tant de personnes aient ce pouvoir entre leurs mains, et plus que jamais… c’est la grandeur de la photographie.

En comprenant les autres on pourrait mieux se comprendre soi-même.

Je pense sincèrement que cet honneur dont vous me gratifiez aujourd’hui exprime la conviction que, bien qu’elle évolue, la photographie est plus juste que jamais, a plus de force dans nos vies qu’auparavant.

Merci

Annie Leibovitz

 

Académie des beaux-arts
23, quai de Conti – 75006 Paris
www.academiedesbeauxarts.fr

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