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Psaumes des ombres par Roger Ballen et Gabriele Tinti

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L’artiste-photographe, qui vit et travaille en Afrique du Sud, a proposé au poète italien de faire chanter ses images dans un livre intitulé The earth will come to laugh and feast. 

En tournant les pages de ce livre, il vous semble être entré chez le dieu des morts en personne et passer de pièce en pièce dans son ténébreux palais, en rencontrant sur votre chemin l’irréductible douleur du monde visible en des ailes empêchées de battre par les barbelés de notre malédiction humaine.

Dans cette terre funèbre, pourtant, un bruit s’élance, comme un murmure qui ne cesse pas de gémir à la manière d’un torrent boueux, tantôt en une plainte désolée, tantôt en une confession obscure, et parfois encore en un cri saisissant. Ce sont des voix que le poète Gabriele Tinti a réussi à faire jaillir des photographies de Roger Ballen réalisées entre 1995 et 2017, révélant par les mots l’expression de divers esprits fixés dans ces compositions ensorcelées et produisant une forme d’ode orphique lugubre et abyssale.

Peu à peu, nous écoutons ces lamentations, provenant d’un sombre mystère, de dérèglements plus ou moins graves de la santé physique et mentale, d’un handicap de vivre avec une condition toujours trop misérable et trop limitée, de la violence d’un corps soumis à ses pulsions de vie et de mort, de sa voyance trop grande de l’au-delà ou encore du poids de l’héritage qui marque comme le fer rouge qu’on appliquait autrefois sur la peau de l’esclave ou du galérien…

Papillons de nuit

Ces voix commencent avec celle du « prophète de la folie » qui a perdu son œil gauche et qu’une main inconnue a récupéré.

Elles s’achèvent avec la mort d’un pendu dont nous voyons seulement les pieds nus suspendus dans le vide et dont le dernier repas est composé d’une pomme coupée en deux s’oxydant d’être exposée à l’air libre et qui restera comme la très triste trace d’un être qui a décidé de quitter de lui-même la vie.

Au milieu, partout, des voix affligées qui font l’éloge de leurs réclusions et cherchent sur le trottoir du monde les débris de leurs rêves brisés. « L’ombre est ma maison, mon refuge », proclame quelqu’un. (« The shade is my home, my refuge. ») « Il est peut-être préférable de s’écarter, de trouver un moyen de dormir. », professe une autre voix. (« Perhaps it’s best to step aside, to find a way to sleep. ») « Comme il est difficile d’agir avec calme quand on pense que le ciel est sur le point de s’effondrer » est-il écrit à côté de la photographie d’un enfant qui porte un masque de travers et qui lui cache la vue tandis qu’il ouvre la bouche avec stupeur ou effroi comme si le monstre qu’il voyait échappait à la vue. (« How hard it is to act calm/ When you think the sky is about to fall ») « Un feu inexorable brûle en moi », prévient encore un autre. (« An inexorable fire roars inside me ».)

Tous semblent être ces papillons de nuit captifs d’une ampoule dont ils se trouvent épris et qui pourtant leur sera fatale. Tous, comme avançant dans l’antichambre des limbes en âmes errantes et pénitentes, et qui font penser à ces deux vers finissant L’Albatros de Charles Baudelaire : « Exilé sur le sol au milieu des huées/ Ses ailes de géant l’empêche de marcher ».

En quittant le livre, nous reste alors l’impression d’être aussi ce volatil empêché, aspirant parfois à rejoindre le monde céleste et acquiesçant à ces mots du poète Tinti : « Soyez toujours prêts à tomber et à saigner » (« Always be ready to fall and to bleed »). Et puis :

« Vos mots sont vos épées ». (« Your words are your swords »).

Jean-Baptiste Gauvin

 

The earth will come to laugh and feast

Roger Ballen and Gabriele Tinti

Images © 2020 Roger Ballen Text © 2020 Gabriele Tini

Interview © 2020 Louise Salter, Roger Ballen, Gabriele Tini Published in the United States by powerHouse Books.

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