Chronique Mensuelle de Thierry –
Lorsque j’ai commencé à m’intéresser et à perfectionner ce que j’ai baptisé le « flou incertain », j’ai été confronté à la résolution d’un dilemme. Créer un lien entre la juste réalité physique d’un marquage fidèle par la lumière à un instant précis et l’interprétation ultérieure de ce marquage par un ensemble biologique en perpétuels mouvements dans sa réceptivité. En sus, le décalage temporel incontournable entre la fixation de l’image et sa lecture n’arrange pas la fidélité du but recherché. Nous connaissons tous les résultats obtenus avec une très banale photographie. Selon la simple position du lecteur, le sujet photographié sera net ou flou à des points différents de l’image et la restitution d’ensemble devient plurielle.
Il est amusant que cette technique d’une trentaine d’année, soit devenue, depuis deux ans, à la mode. Les résultats sont plus ou moins probants, tant la maîtrise technique de la prise de vue est contraignante pour obtenir le résultat recherché.
Cette entrée en matière semble un peu fastidieuse pour nos amis non-photographes ; mais, elle définit parfaitement pourquoi les doutes s’installent quant à l’objectivité, à la véracité, à la neutralité, à l’honnêteté d’une image photographique. Tout le monde sait bien, depuis la préhistoire, que toutes les techniques à l’origine d’une reproduction d’art (peinture, sculpture, dessin, à l’exception de l’empreinte et encore !) entraînent tant au niveau temporel que par les outils utilisés des distorsions importantes entre le sujet et l’œuvre accomplie. Cela pouvait aller jusqu’au gag comme avec la présence de Madame Laetitia Bonaparte au sacre de son fiston Napoléon, par ce plaisantin de Jacques Louis David. Je mettrai tout de suite de côté les mêmes phénomènes volontaristes dans la photographie. Les régimes totalitaires communistes (ce ne sont pas les seuls) nous ont abreuvé de ces fresques de tribunes avec suppression ou interchangeabilité des interprètes, à partir d’une même prise de vue ; mais, avec des dates différentes pour les tirages. Toutes ces petites combines, d’ordre protocolaire, visibles volontairement, jusque dans des clichés de mariages, sont connues.
Mon propos et mes interrogations concernent les prises en vue qui sont destinées à restituer un témoignage véridique à un moment précis. Cette espérance, cet espoir peut-être, ont créé -dès la découverte des techniques photographiques- un engouement extraordinaire pour leurs usages. Le miracle de pouvoir restituer le vrai à un instant déterminé ! L’humanité pensait en avoir terminé avec les interprétations, plus ou moins fantaisistes, des portraits, des paysages et autres natures mortes. La vérité allait être gravée pour l’éternité dans l’argent à défaut de l’être dans le marbre. Les premiers résultats étaient très encourageants dans ce sens. La chambre photographique était posée à hauteur d’homme, la focale des premières optiques représentait l’angle de la vision humaine, l’immobilisation imposée aux sujets figeait la scène et prédisposait sa restitution. L’illusion semblait parfaite. Il y avait bien quelques problèmes avec la lumière ; mais pour tous, la photographie devenait le témoin parfait et incontestable.
Les technologies évoluèrent vers la prise de vue instantanée, les optiques n’étaient plus contraintes d’adopter la vision humaine, le matériel devenait parfaitement mobile, voire portatif. La même rivière, le même visage ou le même bouquet de fleurs immortalisés par cinq photographes différents offraient (avant même toute intervention créative) des images très disparates. Sans évoquer les cinq lecteurs qui devant une même image interpréteront une histoire différente pour chacun d’eux.
Au risque de fâcher certain d’entre vous, je pense intimement que le cliché photographique est un parfait faux témoin (jusque dans les portraits anthropométriques). La photographie, alors que certaines de ses œuvres pénètrent progressivement dans le Panthéon de l’Art ne peut échapper aux incertitudes humaines.
En sus, il est paradoxal que cette restitution imparfaite devienne, pour la photographie, un handicap majeur dans le domaine de la création. Qu’elle soit plasticienne, créative, sensuelle ou exutoire l’œuvre photographique reste aussi imparfaite en représentation de l’idée conceptuelle. Pour une vision saine, je mettrais de côté les palanquées de fumistes dont les résultats de leurs tergiversations accouchent d’incompréhensions notoires matérialisés par des « photos » techniquement médiocres. Nous avons tous rencontrés ces résultats pitoyables dans des expositions (!). Rappelez-vous, cette photographie avec la présence indispensable d’un médiateur artistique (manifestement stagiaire et perdu) qui vous a expliqué dans un galimatias interminable l’inexplicable. Vous avez été chanceux si ce n’était pas l’auteur, en chair et en os, qui déversait ses états d’âmes devant trois fans bouches bées.
Restons sérieux, la photographie pour les vrais créateurs et autres chercheurs, dans le doute permanent, est très loin de rapporter les constructions de l’imagination. Le carcan technique s’il permet d’obtenir des résultats vraiment étonnants, il subsiste aussi un ensemble de contraintes qui peut demander des semaines et plus de travail, pour l’obtention d’une œuvre aussi proche que possible du concept. Mais pas d’illusion, le témoignage de l’esprit demeurera aussi approximatif que pour notre rendu précédent d’une nature morte pourtant très concrète.
Quelle que soit la valeur et les capacités d’un appareil photographique et son déclencheur magique, l’image obtenue restera imparfaite dans sa restitution. Même si nous restions dans l’hypothétique domaine d’une froide représentation matérielle avec sa réalisation et sa perception objective. La lecture de l’œuvre sera humainement déformée pour le lecteur. Sans négliger la face cachée de notre image photographique qui, comme dans toutes les œuvres d’Art, s’impose comme la partie déterminante dans le message. Ce visible impalpable définit l’histoire, l’émotion subjective qu’il véhicule à travers l’infinité des codes qui régissent les communications de nos Cultures.
Je vais donc oublier notre témoin -la photographie- qui devient douteuse au sens propre ; mais dans l’absolu, n’est-ce pas ce qui lui permet d’entrer dans ce fameux Panthéon de l’Art.
Thierry Maindrault, 11 février 2022
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