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PETER LINDBERGH – AU CŒUR DE LA CREATION PHOTOGRAPHIQUE – Muriel Berthou Crestey

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Le livre de Muriel Berthou Crestey, ” Au coeur de la création photographique ” propose une rencontre avec 24 des plus grands photographes contemporains.

Des photographes parlent. Quels sont les regrets ou les surprises qui ponctuent une vie de photographe ? Quelles sont les stratégies de réalisation, de partage et de diffusion qui leur correspondent ? Comment se sont forgés les points de départ, le thème, les formes etc. ? Quels sont les états d’âme des photographes ? En quoi les nouvelles technologies ont-elles modifié leurs pratiques ? Pour répondre à ces questions et à beaucoup d’autres, Muriel Berthou Crestey a rencontré des photographes représentatifs de différents mouvements de l’époque contemporaine.

L’Oeil vous présente au cours des prochains jours des extraits de ces entrevues, aujourd’hui PETER LINDBERGH.

 

Le détecteur de vérité (l’entretien publié comprend 24 questions – en voici 6)

Muriel Berthou Crestey.Vous avez capté la spontanéité des visages de vos neveux lorsqu’ils étaient enfants. Est-ce là que tout a commencé ?

Peter Lindbergh.Encore aujourd’hui, je suis frappé par le côté naturel et instinctif des visages enfantins. Ils regardent la caméra. C’est très agréable de travailler avec eux. Les adultes, d’autant plus lorsqu’il s’agit de personnalités publiques, ont tendance à surjouer des personnages et à se constituer en images avant d’être photographiés. Ils ont une conscience aiguë de l’apparence qu’ils projettent. Samedi, je pars à Londres pour photographier un acteur qui a spécifiquement demandé à être photographié du côté de son profil gauche, et il l’a imposé comme condition pour cette campagne publicitaire. Les enfants m’ont appris à capter la vérité des personnes. Pour cela, je procède très rapidement, cherchant toujours à casser cette apparence trop construite. Je cherche à décontenancer un peu le modèle pour surprendre une attitude qui lui soit personnelle. La photo est déjà prise avant qu’il ait eu l’impression que cela commençait. C’est une façon de percer l’énigme qui réside derrière le visage. Et après, ce sont des choix. La photo permet cette dimension rétrospective pour sélectionner l’instant le plus avantageux et le plus vrai.

 

B. C. Comment parvenez-vous à faire émerger l’authenticité d’un visage ?

L. On ne peut pas photographier une personne. Elle est beaucoup trop complexe pour être réduite à une seule image. Ce que je cherche à capter réside dans ce moment où j’entre en contact avec elle. Le visage du modèle photographié reflète la relation qu’elle a avec le photographe lorsqu’il appuie sur le bouton. J’ai fait récemment un « auto-test » en me faisant photographier par l’un de mes fils (puisque j’ai quatre enfants). Et c’était tellement émouvant que la photo était différente des autres. Habituellement, je n’aime pas être photographié ; j’attends que ce soit fini. Mais avec lui, je n’avais pas le même visage. Je me sentais com­plètement libéré de mon image à un point que je n’aurais pu imaginer. C’est la preuve que la photo résulte avant tout de la relation qui unit les deux êtres de part et d’autre de l’appareil. Il y a quelques jours, j’ai reçu le prix Amfar (American Foundation for Aids Research) à NewYork, et Robin Wright a cité une phrase de Susan Sontag dans laquelle elle dit en substance que la photographie est une affaire d’échanges. C’est très important de laisser la place aux autres, et c’est là qu’ils donnent le plus. Il faut que j’aime beaucoup les gens que je photographie. Sinon, ce n’est pas la peine. Et c’est la base de tout. Pour moi, toutes mes photos relèvent du portrait, y compris lorsqu’elles sont en pied.

 

B. C. L’esthétique âpre et froide des paysages de la Ruhr de votre enfance ressurgit très profondément. Comment envisagez-vous ces territoires ? Est-ce une référence que vous conservez à l’esprit lors de vos repérages

L. Ces lieux m’ont très fortement marqué, bien que je ne recherche pas nécessairement les sites industriels pour mes photographies. Cela a induit en moi un sentiment de la beauté différent. Je choisis principalement les déserts, les plages, les grands espaces indéterminés que l’on ne peut pas localiser. Ils offrent toute la liberté. On peut tout imaginer sans être lié précisément à un décor. Lorsqu’on entre dans un cabaret de Berlin, l’atmosphère est déjà là. Je préfère que l’endroit disparaisse en quelque sorte pour se confondre avec l’histoire que je veux raconter.

 

B. C. Dans les photos de mode, vous imaginez des situations théâtrales et insolites qui mêlent l’univers de la fiction à la réalité. Comment vous est venue cette volonté de mélanger les registres ?

L. De temps en temps, c’est en voyant le lieu que les idées apparaissent ; à d’autres moments, on cherche l’endroit qui puisse correspondre à l’intrigue. Les deux dimensions sont possibles. Mais chaque fois intervient cette volonté de « partir de rien », d’un espace nu et d’amener des univers qu’on transpose à partir de décors imaginaires. Au début, lorsque je suis arrivé à Paris, j’étais fasciné par l’atmosphère d’un Paris mythique et fantasmé, par le Café de Flore, et tous les accessoires comme les bérets … et ce côté français m’a d’abord séduit. Et puis, j’ai voulu passer à autre chose. Alors ce fut New York et son côté « raw », presque moche … C’est ce qui me plaît beaucoup. Paris est devenu presque « trop joli », « trop gentil » …

 

B. C. Il y a une dimension très narrative dans vos photographies. Comment se fait la re­cherche préparatoire aux images ?

L. J’écris au préalable de petites histoires, comme un réalisateur préparant son film. Je conçois chaque fois des scénarios. Au moment de l’exposition Fashioning Fiction in Photography Since 1990 au MoMA, le New York Times a publié un article (« Photography Review : Images of Fashion Tiptoe Into The Modern » écrit par Roberta Smith, 19 avril 2004) déclarant que le début de ce mouvement coïncidait avec la série où je faisais intervenir un petit martien, en 1990 (Vogue Italia, mars 1990). Visiblement, il tombait naturellement amoureux d’Helena Christensen ; elle lui montrait la mer, Los Angeles. Ils marchaient ensemble sur les trottoirs, dans la rue et un message radio lui demandait de repartir. Alors, elle le raccompagnait dans le désert pour qu’il rejoigne sa planète. Pour le Vogue américain, je fais souvent appel à ce type d’histoires. Anna Wintour voulait absolument que je revienne à Vogue pour cet aspect narratif de mon travail. Mais l’intrigue se décide aussi pendant les prises de vue. À chaque scène, ridiculement, ils changent de vêtements. L’histoire est très précise et se déroule jusqu’à très tard. Le soleil est déjà couché. J’aime beaucoup les scènes nocturnes. Plus généralement, je travaille essentiellement la nuit. J’aime bien la tranche horaire entre 23 heures et 4 heures du matin où tout est plus calme et propice à la concentration.

 

B. C. Quelles sont vos références, vos influences ?

L. Évidemment, mon goût du noir et blanc vient certainement des films de Fritz Lang, Metropolis, etc. C’est seulement lorsque je suis parti à Duisbourg pour préparer mon ser­vice militaire, puis en revenant à l’école des Beaux-Arts de Berlin, que j’ai commencé à constituer ma culture actuelle. Je n’ai rien retenu de la période qui précédait. Lorsque l’on a des enfants, on veut pouvoir leur fournir des références qui leur servent plus tard. On veut qu’ils regardent tel ou tel film. Mais cela ne sert pas, finalement. Il faut que cela vienne de soi-même. Ce sont comme des portes qu’on ouvre, progressivement, où tout un imaginaire se construit. Mais tout m’influence en général.

 

Muriel Berthou Crestey – Au coeur de la création photographique

ISBN 978-2-8258-0285-4

Editions Ides et Calendes

www.idesetcalendes.com

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