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Perpignan : les textes bouleversants de trois mères

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Son nom : Anna Alix Koffi. Elle est la fondatrice et la directrice artistique de la revue et des publications OFF THE WALL. A l’occasion du festival de Perpignan, la semaine dernière, elle a publié un formidable magazine : Visa Paper OFF THE WALL avec Clément Saccomani, directeur de l’agence NOOR en tant que rédacteur en chef pour ce numéro spécial. Trois textes sont formidables et bouleversants, ceux d’Annie Boulat, de Christine Alaoui et de Maryvonne Lepage, trois mères qui ont perdu leurs filles Alexandra, Leila et Camille sur l’autel du photojournalisme. Les voici.

Jean-Jacques Naudet

 

Alexandra Boulat (1962-2007)
Texte d’Annie Boulat
Alexandra aimait à dire qu’elle était née « dans un bain de révélateur » ! Aussi loin que je m’en souvienne, elle a toujours fait des photos : la famille et son entourage bien sûr, son petit monde, mais aussi sa sœur Antoinette qu’elle mettait en scène… Pour échapper à un lycée qu’elle détestait, elle avait opté pour une section « Terminale Art », mais je savais qu’au fond d’elle, sa vocation était la photographie et que seul son père l’en décourageait, du moins le croyait-elle. Alors, lorsqu’après dix ans de galère dans la peinture elle nous a annoncé qu’elle voulait devenir photographe, je n’ai pas été étonnée. Alexandra était un électron libre et le métier de photojournaliste lui convenait à merveille. J’étais bien placée pour savoir comme ce métier peut être dur et parfois ingrat, surtout à l’époque pour une fille, mais j’avais confiance en elle et je savais qu’elle pouvait y arriver. Ses années de peinture étaient un atout car elle avait acquis le sens des couleurs et de la composition. Elle possédait la curiosité, le courage et surtout la volonté nécessaires. J’étais loin d’imaginer que son métier l’amènerait à prendre de tels risques, à témoigner de situations psychologiquement très éprouvantes. Contrairement à beaucoup de ses confrères, au début elle n’avait pas l’ambition de témoigner pour changer le monde. Elle photographiait tout simplement parce qu’elle aimait « faire des photos ». Je pense néanmoins que petit à petit, au contact de la détresse, elle a fait preuve de beaucoup de compassion et voulu se servir de son appareil pour émouvoir.
Il y a une photo d’elle que j’aime et qui me touche énormément. C’est celle de ce bus plein de réfugiés kosovars et albanais qu’on emmène vers des camps. Elle est assez caractéristique de son travail. Sur le plan esthétique, elle est extrêmement graphique, avec ses lignes et ses larges plages de couleur rouge et blanche, mais ce qui frappe, c’est surtout l’angoisse des passagers entassés et ces visages d’enfants reflétant une profonde tristesse. Bien des années plus tard, à l’occasion d’une exposition au Centre d’Art Contemporain de Saint-Restitut dans la Drôme, j’ai appris qu’une visiteuse anonyme avait été si émue lors de sa parution dans la presse qu’elle avait décidé de créer une ONG pour venir en aide aux enfants de réfugiés. J’ai pensé qu’Alexandra aurait aimé cela !

Cela m’a aussi conforté dans la puissance des images. Les photographes font des milliers de photos chaque jour. Certaines marquent plus que d’autres. Elles sont publiées –ou pas – puis disparaissent. C’est le lot de la presse et de notre société qui veut que tout aille toujours plus vite et qu’un événement chasse l’autre. Lorsqu’Alexandra nous a quittés, je me suis dit qu’il n’était pas possible que tout ce travail disparaisse avec elle. Que certaines de ses images méritaient de lui survivre, de témoigner de la trace de son passage mais aussi d’une bribe de notre histoire. Il faut lutter contre l’oubli et faire en sorte que ses photos soient publiées pour qu’avec le temps, elles deviennent une référence. Nous avons donc créé une association et commencé à organiser ses archives pour pouvoir les cataloguer et les montrer le plus possible. Mon plus grand espoir est de trouver par la suite une institution qui accepte de recueillir ce fonds et de continuer à le faire vivre. Pourquoi pas le Centre International de Photojournalisme qui vient de se créer dans le prolongement de Visa pour l’Image à Perpignan, et dont c’est justement l’une des ambitions ?

Leila Alaoui (1982-2016)
Texte de Christine Alaoui
Leila n’a pas décidé du jour au lendemain de devenir photojournaliste, ni même photographe. C’était une artiste multimédia qui a aussi touché au photojournalisme de par ses intérêts, toujours motivés par le besoin de rendre justice aux laissés-pour-compte. Elle a fait des études d’anthropologie, d’ethnographie, de sociologie et de cinéma. C’est sur les conseils d’un professeur qui avait beaucoup apprécié son travail qu’elle s’est lancée dans la photographie.
Comme beaucoup de photographes, elle a fait de multiples petits boulots afin de subvenir à ses besoins.
Elle a travaillé comme assistante pour un photographe d’architecture et de décoration d’intérieur. Elle a ensuite travaillé pour des studios photo à New York loués par des photographes de mode, où elle a appris le maniement du matériel, souvent très lourd, et des lumières. Elle a été assistante vidéo et photo sur des tournages, notamment sur le film Inside Man de Spike Lee. Elle a fait des portraits pour des particuliers et des magazines. Les mariages représentent une autre source de revenus importante pour les photographes, mais ça, elle s’y est toujours refusée, même les mariages les plus prestigieux. Il fallait toujours qu’elle trouve un intérêt intellectuel à ce qu’elle faisait. Ensuite, les ONG qui appréciaient sa façon d’être et son talent ont fait appel à elle de plus en plus souvent. C’est comme ça qu’elle a réalisé son premier travail sur les harragas, ces candidats à l’immigration clandestine qui traversent le détroit de Gibraltar sur des radeaux de fortune au péril de leurs vies. C’était son premier travail professionnel financé par la Communauté Européenne. Ensuite, elle a photographié les camps de réfugiés syriens.
C’est un métier difficile et je l’ai souvent entendue dire qu’elle était lasse de faire sa valise. Ce travail qu’elle a effectué pour Amnesty International devait être un des derniers… Elle avait décidé de se consacrer uniquement à ses projets personnels et s’intéressait de plus en plus à la vidéo. Ces missions sont souvent très dangereuses. Le jour où elle a été blessée, elle avait parcouru 300 kilomètres dans la brousse, seulement accompagnée d’un chauffeur, dans un pays considéré à risques. Ce jour-là, elle nous a envoyé des messages disant que certaines personnes qu’elle avait croisées n’avaient encore jamais vu de femme blanche de toute leur vie ! Elle a même été arrêtée par la police, qui l’a peut-être crue prise en otage par son chauffeur… Nous avons appris par la suite qu’Amnesty n’avait pris aucune assurance médicale la concernant et que ce n’était même pas stipulé dans le contrat. Quant au rapatriement sanitaire, qu’on penserait automatique avec ce type d’entité en cas de situation désespérée, il n’est jamais arrivé ! Avant de partir en mission, les photojournalistes novices doivent examiner leur contrat pour s’assurer qu’ils sont bien couverts, et exiger une assurance rapatriement en cas de problème afin qu’il ne leur arrive pas ce qui est arrivé à Leila.

« Les artistes ne meurent pas, c’est bien connu. S’ils viennent à disparaître de nos yeux, c’est uniquement pour mieux nous habiter, pour mieux nous guider, pour mieux nous étreindre, pour mieux nous aimer. » – Mahi BineBine en hommage à Leila
Le devoir absolu de mémoire, c’est avant toute chose la création d’une fondation pour perpétuer l’œuvre de la disparue, c’est continuer à se battre et à porter ses messages. Pour Leila, c’était défendre tous les laissés-pour-compte. À son enterrement, son ami Vincent Milleli a prononcé cette très belle phrase à son sujet : « Elle défendait les gens qui n’avaient que leur pieds pour marcher », en référence à son travail sur les Subsahariens. Le même jour, un autre ami a ajouté : « Elle captait des instants plus vite qu’une mitraillette ! »
Pour la famille, c’est un moyen de survie après un tel drame, mais ce n’est pas facile quand on n’a pas le support financier nécessaire. On ne sait pas par où commencer. On se désespère car on n’avance qu’à très petits pas avec les moyens du bord. Les personnes qui s’empressaient de vous dire, « nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour vous aider », se dérobent avec le temps. Évidemment, leur sens de l’urgence n’est pas le même que le vôtre. Il faut apprendre à devenir patient, ce qui est en totale contradiction avec votre état d’esprit
Croyez-moi, on va mal très vite, car cela se passe entre des séances chez le psychologue, le médecin généraliste et les autres. Vous n’êtes plus que l’ombre de vous-même, la douleur vous éreinte. En même temps, il faut s’occuper des membres de la famille qui ne s’en sortent pas bien, et quand l’un va mieux, c’est l’autre qui s’écroule… Un cauchemar qui ne semble plus finir. C’est ça, le deuil d’une famille…

La deuxième priorité absolue est la préservation et l’archivage du travail.
Nous avons eu la chance de rencontrer quelques personnes exceptionnelles et bienveillantes qui nous ont beaucoup aidés, comme cette jeune femme suisse, présentée par une autre femme admirable, qui gère un fonds photographique important dans le domaine humanitaire à Genève. Elle nous a expliqué l’absolue nécessité de faire un inventaire professionnel pour préserver l’héritage de Leila.
Cette préservation a besoin de moyens technologiques avancés que possèdent les photothèques et les fondations, mais c’est très difficile à mettre en place car il faut d’importants moyens financiers. Un inventaire comme celui de Leila peut prendre plusieurs années. Leila a travaillé sans relâche pendant quinze ans et il y a des milliers d’images à classer, des pellicules argentiques aux images numériques. Sur ses deux téléphones portables, il y a déjà environ 8 000 images qui sont tout aussi importantes que les autres dans l’inventaire, mais aussi le courrier, les contrats, les articles de presse, les catalogues d’expositions, les journaux de voyages, les dessins, sans compter tous ses objets personnels ainsi que son équipement photographique…
Nous avons aussi décidé de créer un prix de la photo Leila Alaoui afin de récompenser des photographes émergents, et d’ouvrir un lieu de rencontres et d’échanges pour exposer tout le travail de Leila en organisant d’autres expositions sur les thèmes qui lui tenaient à cœur. Leila avait organisé des ateliers photo au Maroc pour les enfants des quartiers défavorisés et voulait également ouvrir un centre pour leur enseigner l’anglais et le français. Elle le mentionne dans son journal écrit en Amérique Centrale pendant un voyage de recherche sur la civilisation inca.
Voilà donc les initiatives auxquelles nous avons pensé pour ce travail de mémoire, mais nous espérons qu’il y en aura beaucoup d’autres…

Camille Lepage (1988-2014)
Texte de Maryvonne Lepage
Que dit-on à sa fille lorsqu’elle veut devenir photojournaliste ou s’engage sur cette voie, l’usage du mot « fille » plutôt qu’« enfant » n’étant ici pas anodin ? Était-ce une vocation ? Quelles étaient ses motivations ? 
Camille a décidé de devenir journaliste dès le lycée et a fait des études en ce sens (de journalisme d’abord, en Grande-Bretagne, puis de photojournalisme aux Pays-Bas et au Danemark). C’est au cours de ces années qu’elle a découvert le métier, mais surtout son envie d’aller de par le monde pour témoigner au travers de ses photos sur les conditions de vie des populations innocentes vivant dans des pays en conflit : au Caire en 2011, puis au Soudan du Sud et en Centrafrique de 2012 à 2014.

Nous en avons parlé tout au long de ces années, mais plus particulièrement avant son départ pour Juba au Soudan du Sud en juillet 2012. Nous avons discuté longuement, car j’avais besoin de la comprendre, d’accepter sa décision de partir dans ce pays en conflit et dont aucun média ne parlait. Et elle avait besoin d’être comprise et soutenue. Elle avait vingt-quatre ans. Je lui ai dit : « Si c’est ta décision, alors vas-y, n’aie pas de regrets dans ta vie. Sois prudente. Je serai toujours à tes côtés. »

C’était son engagement, sa vie : témoigner sur ces populations en pleine souffrance. Pour moi, l’accepter était avant tout une grande preuve d’amour d’une mère envers sa fille.
Devoir absolu de mémoire ? Comment organise-t-on la survie des images ? 
Camille nous a quittés le 12 mai 2014. Elle avait vingt-six ans. Depuis, nous devons gérer sa production photographique, mais aussi faire connaître son travail et son engagement. De cette façon, Camille est encore avec nous tous. Surtout, nous nous devons de respecter et de faire respecter Camille et son œuvre photographique en toute circonstance : elle le mérite.

Découvrir ses photos, les sélectionner, faire des editings, les archiver… c’est un travail long et douloureux : je ne suis pas photojournaliste, je suis la maman de Camille ! Heureusement, des amis proches et des professionnels nous conseillent et nous soutiennent. Un gros travail reste encore à faire aujourd’hui !

C’est pour gérer et promouvoir la production photographique de Camille, mais aussi son engagement, que nous avons créé l’association Camille Lepage – On est ensemble. Celle-ci a aussi pour but d’aider, avec nos moyens, les populations du Soudan du Sud et de Centrafrique. Elle soutient également les photojournalistes pour leurs projets de reportages dans les pays en conflit, dans le même esprit qui animait Camille.

C’est pour cette raison que le Prix Camille Lepage a été créé en 2015 à Visa pour l’Image à Perpignan. L’association remet au lauréat une dotation de 8 000 euros pour finaliser son projet. Ce prix est financé par la vente du livre République Centrafricaine : On est ensemble – Camille Lepage grâce à Denis Cuisy (CDP Éditions).

J’ai toujours des sollicitations pour rendre hommage à Camille : exposition au ministère de la Culture et de la Communication en août/septembre, à Turin en octobre, à Chalonnes-sur-Loire en octobre/novembre, mais aussi en 2017 à l’Hôtel de Ville de Paris, à Nantes, puis à Wigan en Angleterre. Un film de fiction est également en cours de réalisation… ainsi qu’un projet de livre plus intimiste sur la vie de Camille au Soudan du Sud et en Centrafrique. C’est ma vie aujourd’hui, pour Camille.

L’œil de la Photographie remercie Anna Alix Koffi et les éditions OFF THE WALL.

Liens vers les sites des photographes :
 
http://pierrealexandraboulat.com/bio-alexandra-boulat-fr/?lang=fr
http://www.leilaalaoui.com/
http://camille-lepage.photoshelter.com/index
 

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