Entre fulgurance et fugacité, l’art de Dorothée Smith échappe. Ses photographies reflètent un monde suspendu où les personnages expriment un désir d’être soi-même (comme un autre). Leurs portraits doux et lumineux dévoilent leur être transgenre, et les paysages sont le support d’une indicible rêverie. La délicatesse des figures, l’atmosphère vaporeuse, la chromatique évanescente situent ces images à contre-pied de celles, crues et provocatrices, de Larry Clark ou de Nan Goldin, qui ont volontairement mis à nu les milieux underground et leurs acteurs dès les années 70/80. Deux décennies plus tard, chez Dorothée Smith, aucune violence ne semble plus nécessaire, pas même de décadence, plutôt un subtil décalage allié à un instant photographique captant fugitivement des êtres parfois dérangeants mais toujours d’une présence élégante. Dans ce travail photographique techniquement iconoclaste, s’autorisant la chambre comme le plus modeste des appareils, l’artiste flirte avec l’inaccessible notion d’aura. Incontestablement, certains portraits atteignent à jamais un statut d’icône.
Dorothée Smith présente en parallèle une grande installation vidéo, C19H28O2 (Agnès), produite au cours d’une résidence au Studio national du Fresnoy. Scénographie tout en pénombre, re-spatialisée pour le Pavillon Vendôme, elle s’articule autour d’une sculpture, d’une projection monumentale et d’une multiplicité d’écrans-cadres où se déroulent des micro-histoires. Pour cette œuvre, Dorothée Smith s’est inspirée du “cas Agnès”, jeune transgenre dont l’histoire fut relatée dans un ouvrage de sociologie de l’après-guerre (Recherches en ethnométhologie, Harold Garfinkel, 1967). A partir du bref rendu de ce cas clinique, elle a composé un surprenant opéra visuel qui permet tant à l’œil qu’à l’esprit d’ouïr un mode existentiel anticonformiste. Les vidéos présentent des personnages fantasmagoriques interprétant les divers transformations possibles d’un corps, certains entrent dans une transe chorégraphique tandis que d’autres agissent volontairement sur leur être physique pour se réincarner en muses d’une nouvelle ère. Les films fonctionnent comme des scènes théâtrales complémentaires qui immergent le spectateur dans un univers visuel et narratif puissant. Subrepticement, la déambulation d’un écran à l’autre l’entraine dans une relation physique aux personnages et provoquent une fascination quasi palpable pour ces corps hybrides. Où se situent le potentiel de réalité, le désir et le rêve, difficile de déterminer.
De nouvelles créations évoquent ce désir de dépassement du corps. En s’adossant à des technologies d’exploration du corps (scanner, thermographie…) Dorothée Smith crée d’étonnantes images interstitielles d’où surgissent des êtres fantomatiques. Pour cette nouvelle exposition, l’artiste a conçu tout spécialement une installation, présentant des matériaux visuels et sonores qui viendront incorporer son premier long-métrage (Spectrographies, 2014), mêlant projections thermiques et photographies luminescentes qui plongent le visiteur dans une ambiance hallucinatoire. D’étranges corps se meuvent dans un non-monde, des visages sans visage déroutent le regard du spectateur tandis que la beauté des images saisit. Dorothée Smith serait-elle parvenue à faire apparaitre les fantômes ? C’est aussi ce qu’elle cherche à nous faire découvrir dans son premier court-métrage réalisé dans la pénombre canadienne qui conclut l’exposition à l’étage. Dans Septième promenade, un personnage se perd dans une déambulation neigeuse et spéculative. Entre Tarkovski, Kafka et Derrida, il suggère la possibilité d’un autre monde, fantastique et poétique et aiguise le désir de passer le seuil entre réalité et vision, hallucination et perception.
Christine Ollier,
à l’invitation de Jean-Jacques Naudet.
EXPOSITION
Entre (deux) fantômes
Dorothée Smith
Jusqu’au 4 janvier 2014
Pavillon Vendôme
7, rue de Landy
92110 Clichy-la-Garenne
Métro : Mairie de Clichy
Ouvert du mardi au samedi de 11 h à 19 h, le jeudi nocturne à 21 h
Coproduction : Pavillon Vendôme, The Finnish Museum of Photography, Olympus, la FNAGP, le Fresnoy – Studio national des arts contemporains.