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Roger Pic Award 2020 : Mention Spéciale : Nicolas Boyer : Quatre-vingt seize vues sans Mont Fuji

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Nicolas Boyer à reçu une mention spéciale du Prix Roger Pic 2020 pour sa série Quatre-vingt seize vues sans Mont Fuji, voici son texte.

Après plus de deux siècles d’isolement depuis 1641, les premiers photographes occidentaux, comme Felice Beato ou John Thomson, arrivés au Japon au moment de l’ouverture du pays dans le tournant des années 1860 ont dès le début contribué à la construction de la représentation visuelle & mentale du pays. Parallèlement, le japonisme naissant dans les milieux artistiques européens prenait le relais en intégrant à son tour des éléments iconiques issus de l’archipel.

De nombreux studios photographiques ont alors essaimé dans les principales villes comme Yokohama ou Tokyo et divers ouvrages sont apparus, tel « Le Japon illustré – 176 vues, scènes, types, monuments & individus » d’Aimé Humbert, censés présenter une vision du Japon à vocation anthropologique mais qui était nécessairement partiale & tronquée.

En mettant en avant certains aspects de la société mais aussi des paysages japonais, ces photographes ne firent que prendre le relais des auteurs japonais d’estampes, apparus avec la modernité d’Edo [l’ancien nom de Tokyo] entre le XVIIème & le XIXème siècle. Et ceux notamment issus du courant du Meisho-e ou « peinture de vues célèbres » de l’archipel comme Hiroshige avec sa série « Cent vues célèbres d’Edo ».

Au fil des décennies, tous ces traits agglomérés ont finalement façonné un inconscient collectif occidental fait de kimonos, de yakuzas, de sumos et de toute une suite de briques lexicales participant, tel un inventaire à la Prévert, à la perception de ce pays : otaku, geisha, robots, dolls, salarymen, etc.

En m’appuyant sur ces mêmes archétypes constitutifs d’un kaléidsocope identitaire, j’ai tenté de fixer des impressions fugitives, des instants de la vie quotidienne de personnes prises dans leur environnement qui est la toile de fond des existences. Un peu à l’image du courant pictural de l’ukiyo-e [« images du monde flottant »] qui valorisait aussi les sujets issus du quotidien à une époque où l’art des estampes permettait également leur « reproductibilité technique » – pour reprendre les termes de l’analyse de Walter Benjamin à propos de la photographie.

La sélection de 15 images que je présente s’inscrit dans un ensemble plus vaste d’environ 96 « vues » du Japon – sans Mont-Fuji comme je l’indique en clin d’oeil à l’une des célèbres séries d’Hokusai.

On pourra alors y croiser un vieux yakuza qui se repend chaque jour en allant     à la section évangélique locale, un joueur ayant fait un malaise dans une salle de jeu assourdissante de pachinko, les élèves d’un collège huppé de Kyoto pendant leur entraînement de kendo, les acteurs d’un petit cabaret de quartier se reposant après leur représentation, des salarymen qui préféreraient peut-être être en famille plutôt que de devoir accompagner leur patron au karaoke, une famille dans l’auberge traditionnelle (ryokan) qu’elle tient dans une petite ville de province à l’atmosphère proche d’un film d’Ozu, etc.

« There are no hard distinctions between what is real and what is unreal, nor between what is true and what is false. A thing is not necessarily either true or false; it can be both true and false. »Pinter [1958 – Discours de réception du Prix Nobel]

En travaillant sur le Japon, j’ai cherché à interroger sur un double niveau :

1°/ d’une part la notion d’identité nationale à travers le concept des lieux communs & de leur artificialité potentielle, tels que je les ai introduits dans la présentation ; 2°/ d’autre part le concept de vérité photographique dans le rapport fluctuant que peut établir un travail documentaire avec la fiction.

J’ai effectué 2 déplacements d’environ un mois chacun au cours des 2 dernières années, circulant dans tout l’archipel depuis le nord des régions qui ont subi le tsunami de 2011 jusqu’au sud de l’île de Kyushu vers Nagasaki.

L’écrivain français Michel Butor lors de son 1er séjour au Japon en 1967 a vu dans « ce pays imaginaire, un miroir magique dans lequel on fait apparaître ce que l’on veut ». Pour cette série, j’ai alors très volontairement cherché à brouiller les frontières entre reportage & mise en scène car le Japon m’a souvent semblé     à mon tour une vaste fiction. À commencer par celle des rapports sociaux où chacun semble respecter un texte préécrit et où le normativisme forme un code que tous se doivent de jouer au nom de l’harmonie collective.

Par ailleurs, le Japon oscille en permanence entre le hiératisme du théâtre Nô & les excès propres aux représentations de kabuki. Et ce grand écart a lieu sur la scène permanente qu’est l’espace public, où la fracture entre le monde diurne & nocturne est très marquée. La vie privée, quant à elle, se joue dans les coulisses et demeure bien souvent très inaccessible à chacun.

Partant de ces constats empiriques, je me suis inspiré des propos de Godard qui écrivait que « tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction. […] Et qui opte à fond pour l’un trouve nécessairement l’autre au bout du chemin ». J’ai alors pris l’expression « faire des clichés » propre au travail photographique dans ses multiples acceptions afin de jouer sur ces [clichés / lieux communs] que l’on peut avoir de l’Autre.

Les quelques mises en scène (15 à 20 % de l’ensemble des 96 planches) se sont faites systématiquement sur place, en deux minutes, en essayant de dialoguer avec les personnes rencontrées. Ne parlant pas japonais & les Japonais ayant eux- mêmes un niveau d’anglais très faible, il m’est souvent arrivé de communiquer par signes ou dessins pour leur faire deviner la situation que je voulais créer avec eux. Ce qui m’a servi de garde-fou en limitant les risques de m’enfoncer plus avant dans l’artifice.

Au final, il est intéressant de constater que les scènes les plus baroques ou improbables ne sont pas nécessairement les moins réelles.

Nicolas Boyer

http://www.nicolasboyer.top

 

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