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Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain : Touhami Ennadre : Qasida Noire

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A l’origine de ce sujet, le mail d’une lectrice, Marie-Christine Bouillé :
Pourquoi n’évoquez-vous pas l’exposition de Touhami Ennadre, Qasida Noire, au musée d’art moderne et contemporain Mohamed VI à Rabat ? Vous connaissez pourtant ce travail singulier – quête en profondeur des ressources de la photographie et de son noir et blanc originel – présenté ici sur un papier spécial, fabriqué pour lui au Japon et dont Touhami a choisi l’arbre duquel il provient ; sans oublier qu’il tire lui-même chacun de ses grands formats, de ce fait, pièce unique.Une découverte que mérite vos lecteurs, non ?
Marie-Christine Bouillé

Nous ne connaissions pas ce photographe alors nous lui avons proposé de réaliser elle même l’entretien. Le voici :

 

Marie-Christine Bouillé : Touhami Ennadre, lorsque vous dites que Qasida Noire est l’exposition de votre vie, qu’entendez-vous par là ?
Touhami Ennadre : Ce que j’ai fait pour cette exposition au M.N.MVI, plus jamais, je ne pourrai le refaire ni en soi ni ailleurs. Je suis allé au bout de mes forces. Nous avons donné, mon équipe et moi, le meilleur de nous-même. Malgré la multiplication des problèmes circonstanciels et des embûches sur mon chemin, je me suis senti en mission de bout en bout et je n’ai pas craqué. Vous devez savoir qu’il y a très longtemps que je voulais montrer mon travail de cette manière-là mais, à Paris, c’était impossible.

MCB : Pourquoi ?
TE : Parce qu’à Paris, les décideurs ont des idées très arrêtées sur ce qu’est la photographie et, moi, je ne coche aucune de leurs cases. Il faut aussi appartenir à un réseau et je m’en suis toujours gardé. Comme des étiquettes de photographes africains, arabes ou marocains. Je trouve la ghettoïsation culturelle dangereuse parce qu’elle transforme les artistes en pions. J’ai toujours pensé qu’elle avait été fabriquée par des néocolonialistes et poursuivie par des nègres-blancs dans le seul but de racketter les pigeons et les institutions. Il n’y a là rien de naturel, tout est vicié.

Ici, au M.N.M.VI, grâce à la générosité de Sa Majesté, j’ai pu réaliser Qasida Noire que son unicité esthétique et sa scénographie rendent unique. Je ne crois pas qu’il ait existé, dans l’histoire de la photographie, une telle exigence de dialogue entre son contenu et l’espace : QASIDA NOIRE se compose de trois cercles sphériques, plongés dans le noir-lumière, qui impulsent trois mouvements. Le premier cercle présente l’essentiel de mon travail sur les prières des hommes, sur ce qui les relie, c’est-à-dire la Foi. Le deuxième s’en va à la rencontre des miens, au gré d’un voyage au tréfonds de mon pays. Le troisième pénètre au cœur de ma démarche artistique. C’est très singulier et ça se déroule à Rabat. Nulle part ailleurs, à New-York, Paris, Londres ou Berlin, un tel dispositif n’a été proposé.

MCB : Vous avez choisi de la produire – une particularité de vos expositions puisque vous façonnez vous-même, dans votre atelier, le tirage de vos œuvres ce qui fait, de chacune, une pièce unique, exclusive de l’évènement – sur place, au Maroc, alors que vous vivez et travaillez à Paris : pourquoi ?
TE : Par ce choix, je voulais prouver que les Marocains ne sont pas les imitateurs que l’on décrit trop souvent et qu’il était possible d’initier une exposition hors du commun dans le pays de mon enfance. Si j’étais resté à Paris, certes, je me serais évité bien des complications administratives et pratiques mais j’aurais privé Qasida Noire qui est un hommage à mon peuple dédié au monde, d’une dimension-clé : son enracinement dans ma terre natale.

Quant à la production qui différencie mon travail de celui des autres photographes, la raison en est simple et fondamentale : pour moi, la photographie est un acte total. Pas question de me faire remplacer par un laborantin, je mets la main à la pâte depuis la prise de vue jusqu’à la structuration de l’espace nécessaire au regard d’autrui pour parachever ce que j’ai reçu par pure chance : ma photographie.

MCB : Toujours sur cette dimension d’acte total, parlez-nous du papier utilisé pour les tirages de QASIDA NOIRE. Vous en auriez choisi jusqu’à l’essence de l’arbre d’où il provient ?
TE : Depuis longtemps, je cherchais à travailler sur un papier artisanal proche de la peau humaine ou du parchemin. J’ai fini par trouver une fabrique familiale au Japon qui en a relevé le défi. Lors de mes essais avec ces personnes, leur prévenance, leur détermination à réussir avec moi, m’ont bouleversé. C’était la première fois qu’elles travaillaient sur un papier naturel fait-main pour trouver le noir profond que je voulais obtenir : je leur avais exposé un problème qu’elles ne pouvaient pas ne pas résoudre. Et elles y ont sacrifié les cinq malheureux jours de vacances qu’elles avaient dans l’année. Ce qui est formidable avec les Japonais, c’est qu’ils sont toujours prêts à apprendre, à se perfectionner… Au final, nous avons obtenu ce que je désirais, ces personnes ont appris de ma démarche et, moi, j’ai appris avec elles.

MCB : La réalisation de QASIDA NOIRE a exigé un an de travail, vous présentez soixante-dix œuvres du très grand format que vous privilégiez dans une scénographie conçue avec l’architecte nigérian-américaine Anna Abengowe : au-delà du tour de force, quel est l’enjeu de cette exposition monumentale ?
TE : Le même qu’à chaque tirage : me dépasser sans aucun calcul. C’est ce qui guide ma démarche : aller toujours plus loin, par-delà la maitrise de mon art et de mon métier, pour accéder, la peur au ventre, à l’inconnu, à l’incroyable. La magie d’une œuvre ne peut venir que de ce vertige et d’une collaboration à l’insu de l’autre. D’où mon admiration pour des ‘maitres’ comme, en peinture, Tintoretto, Velasquez, Goya, Caravaggio, Delacroix, Monet, Pissarro, Cézanne et tant d’autres… Au cinéma, il y a bien Murnau, Dreyer, Lang, Hitchcock, Tarkovski, mais je suis tellement obnubilé par l’esthétique japonaise que je passais plutôt mon temps à voir et revoir les films d’Ozu, Mizoguchi, Kurosawa pour ne citer qu’eux, dans des salles d’art et d’essai ou à la cinémathèque. J’étais aussi scotché par l’Ukiyo-é, les maitres de l’estampe comme Hiroshige, Hokusai, Harunobu, Utamaro, en photographie, par les frères Shiseido, Shinzo Fukuhara et Roso Fukuhara.  Mes réponses à la question du rôle de l’ombre et de la lumière, je les ai trouvées chez les poètes, les écrivains, les peintres, les maitres japonais du cinéma, plus que chez les photographes qui nous confrontent sans raison à la représentation contrastée ou à l’abus du grand angle. La vraie lumière qui donne leur valeur aux choses de la vie sans les reproduire, qui sait faire parler les ombres, c’est celle-là même qui fait votre style.

MCB : Outre votre déclaration d’amour aux Marocains après avoir arpenté le monde, surtout aux petites gens de votre médina et des autres lieux ignorés de votre pays, quel autre message avez-vous chargé QASIDA NOIRE de transmettre à qui la découvre ?
TE : De l’espoir. Lui rappeler que la lumière vient du noir, que le noir est lumière. Que l’on peut venir de la plus sombre des ruelles de la médina ou d’un bidonville et, à force de travail, vivre de sa passion.

MCB : Justement, Touhami Ennadre, reprenons depuis le début : comment êtes-vous devenu photographe ?
TE : Il m’est impossible de parler de mon itinéraire de photographe sans évoquer ma vie tant l’un et l’autre sont liés. J’ai été formé dans ma ruelle natale de la médina bien avant que ma mère ne m’offre mon premier appareil. C’est là que j’ai appris à anticiper, à regarder, à échapper aux ‘m’quaddems’ et aux flics du port. Ce qui m’a permis, par la suite, à New-York, de faire des photos dans le métro ou à Ground Zero au nez des flics malgré les interdictions imposées par Giuliani. Je suis reconnaissant à ma rue d’avoir fait de moi ce que je suis.

J’ai grandi dans un bidonville de la banlieue parisienne, à la Courneuve. Là aussi, c’était la galère et notre avenir, c’était sportif, comique ou criminel. Ma mère m’a mis un appareil photographique entre les mains peu avant sa mort. Je venais juste de renoncer à ma passion de l’époque, le football, dont le racisme d’après la guerre des Six jours m’avait détourné. J’étais désœuvré et elle craignait que je ne tourne mal. Alors, elle a économisé durant des mois, sou à sou, pour l’acheter.

MCB : Votre mère avait-elle pressenti que la photographie pourrait devenir un métier pour vous ?
TE : Non. Sa seule obsession, c’était de me protéger. Ma mère me l’a offert pour donner un sens à ma vie. Elle m’a donné naissance deux fois. Et ça s’oublie d’autant moins qu’au plan esthétique aussi, j’ai tout appris d’elle.

A Casablanca, ma mère tissait des tapis. Comme il n’y avait ni électricité ni toit à la maison, la nuit, je lui tenais une bougie pour qu’elle puisse travailler. J’ai grandi dans la couleur de ses tapis et dans le noir de la nuit avec, au-dessus de nous, un ciel farci d’étoiles qui luisaient. Je me souviens qu’enfant, je les prenais pour des êtres humains. J’avais très peur car je croyais qu’une chose terrible allait nous arriver. Des années plus tard, j’ai retrouvé, dans ma façon de tirer les photos, d’illuminer le noir, tout ce que je devais à ces longues soirées passées à éclairer ma mère. Elles ont été mon école.

MCB : Quand fixeriez-vous votre transformation en ‘photographe’ ?
TE : J’ai commencé dans la rue en 1974. En 1976, mes premières photos m’ont valu un prix de la critique aux Rencontres internationales de la photographie d’Arles. Après un certain temps, il m’était devenu très facile de prendre des images à la sauvette, à l’insu des autres comme un pickpocket, mais j’ai très vite eu un problème avec ça. D’accord, j’irai en Inde, en Afrique ou ailleurs, photographier la misère des autres, ensuite, je reviendrai en France assurer la promotion de mon travail en quête d’un éventuel succès… Et après ? Je me demandais sans cesse : qui photographie qui ? Moi, cramponné à mon appareil, ou mon sujet ? Le fait d’avoir un appareil-photo me donnait-il le droit de m’incruster dans la vie des autres pour me prétendre, ensuite, un héros de la photographie ? Et puis, à un certain moment, j’ai compris que photographier devait être un corps à corps ; que je devais m’approcher au plus près des autres pour exprimer [geste de presser] l’essentiel d’eux.

MCB : À quand situeriez-vous ce moment ?
TE : Durant l’enterrement de ma mère. J’étais dans ce cimetière, mon appareil collé à moi comme toujours, sans me sentir le droit de mitrailler le chagrin. C’est grâce aux mains de ma famille qui hurlaient leur douleur, que j’ai compris : la photographie n’est pas dans le documentaire mais dans l’imaginaire si contradictoire que cela puisse paraître. Il me fallait dribbler la réalité. À partir de ce jour-là, photographier n’a plus été une traque de la réalité visible mais son effacement afin de laisser l’imaginaire dévoiler le réel.

MCB : En quoi cela change-t-il l’acte même de photographier ?
TE : En tout. Après ce maudit jour, comme l’idée de retrouver l’éclat de ses fils de laine ne me quittait pas, je me suis essayé à la photographie couleur. Pour y renoncer très vite, trop artificielle et narrative pour moi. En fait, l’enterrement de ma mère m’a enseveli à jamais. Pour éclairer ce drame, j’ai vu qu’il me fallait un certain noir et c’est ainsi que cette luminosité s’est imposée. En ce sens, je me sens proche des pionniers de la photographie.

MCB : Votre appareil n’a pas de viseur, pourquoi ?
TE : C’est ma démarche qui l’impose. De cette façon, il n’y a aucun intermédiaire entre le sujet et moi. Dès mes débuts, j’ai compris qu’il en allait de la photographie comme des rapports humains : plus on est ouvert, plus on est proche, mieux on comprend l’autre et plus on apprend de lui. Je travaille avec un grand angle mais pas comme dans la photographie classique où, là, on l’utilise plutôt pour déformer. Non, moi, je me sers du grand angle pour former la photo. Du coup, je dois m’entraîner chaque jour à regarder avec la même discipline qu’un acrobate ou qu’un gymnaste.

MCB : Si je comprends bien, votre appareil est un prolongement de vous-même…
TE : C’est tout à fait ça. Quand je photographie, mon appareil et mes yeux sont les seules parties de mon corps qui agissent, enfin[Sourire]… avec mes jambes car je dois être réactif. J’éteins tout le reste.

MCB : Vous dites que la photographie s’apprend dans la rue, en allant au-devant des autres, vous avez arpenté la planète et souvent choisi de photographier des endroits peu recommandés, des personnes mal regardées, pourquoi ?
TE : Dans mon travail, il n’y a pas de représentation, il n’y a qu’un cri. Il faut qu’il y ait une interpénétration avec l’autre, c’est comme ça que je vois la photographie. Faire entendre ce cri, faire savoir que ce qui s’est passé est inhumain ou extraordinaire, rendre cela visible, audible et universel.

MCB : Que faites-vous des risques que vous prenez ?
TE : J’ai tout le temps peur car je photographie de très près, presque collé au visage de l’autre, Je dois être aussi prompt que prudent, je joue ma peau mais la peur vous apprend à être juste et précis. Pour ma série sur la transe, je suis allé à Bahia, Recife, dans les favelas de Rio, dans des endroits qui ne pardonnent rien. À Bombay, Port-au-Prince, Addis-Abeba, dans le Bronx, la nuit est terrifiante. Par exemple, dans le métro new-yorkais, j’avais aussi peur des flics que des gangs… D’une façon générale, lorsqu’une photographie surgit, vous trouble et vous frappe en plein cœur après l’avoir attendu des mois, parfois, il faut faire très vite avant qu’elle ne disparaisse.

MCB : Vous vous trouviez, à New-York, le 11 septembre 2001. Vous vous êtes rendu sur ce qui deviendra Ground Zero, pourquoi ?
TE : Quand j’ai pris conscience du drame, je me suis dit que je devais agir mais tout ce que je sais faire, c’est photographier. Alors, je me suis précipité sur place. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie, pas d’autorisation, une gueule de terroriste, mais c’est avec cette peur au ventre, ma colère et mon indignation au cœur, que j’ai travaillé. C’était une magnifique matinée, souvenez-vous. Voir le soleil noircir, sentir cette odeur, c’était poignant. Un moment indescriptible dont je me sentais l’obligation de témoigner. Comme à mon habitude, je me suis approché des gens au maximum mais, là, j’ai eu un problème : comment faire resurgir ce drame sans l’identifier, sans le situer ? Il était universel et la monstruosité d’où qu’elle vienne, est inacceptable. Je voulais cerner ce qui était derrière le visible. Le 11 septembre, le monde entier a été touché. C’est pour ça que l’on ne voit jamais New York dans ce travail. N’y subsistent que la charge de la douleur et la poétique du drame. J’accepte la confrontation avec l’horreur de la violence mais pas le spectacle qu’elle produit.

MCB : Vos œuvres font partie des collections publiques ou privées les plus prestigieuses, vous êtes reconnu. Avec le recul, que vous inspire cette réussite ?
TE : Je suis issu de la ruelle la plus obscure de toute la médina et je suis présent dans un musée de New York ! Ça veut dire que ma ruelle m’a donné une force capable d’abattre les murs mais aussi, pardon de le répéter, qu’à force de travail, on peut y arriver. C’est ce que je voudrais transmettre aux gosses de mon quartier.

MC : D’où votre projet de Maison de la Photographie, une école et un lieu d’échanges ouverts sur le monde et sur les autres expressions artistiques, dans la rue même de votre naissance à Casablanca ?
TE : Beaucoup de jeunes artistes me sollicitaient pour apprendre de moi. Alors je me suis dit que je les ferai venir dans la médina pour offrir la chance aux jeunes du quartier d’en rencontrer d’autres. Comme j’ai quarante ans d’archives que je destinais à ma ville, cela formerait un tout : la Maison de la Photographie. J’ai repéré un terrain, trouvé un architecte japonais, Tadao Ando, dont la démarche s’apparentait à la mienne, conçu le bâtiment et sa programmation avec lui, travaillé vingt ans sur ce projet, hélas, suspendu pour l’instant même si un ouvrage synonyme s’élève lentement au même endroit.

Rabat, 16 novembre 2022

 

Qasida Noire est présentée jusqu’au 30 janvier 2023 au musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain.
Musée ouvert tous les jours de 10h00 à 18h00, fermé le mardi et les jours fériés.
Angle avenue Moulay El Hassan/avenue Allal Ben Abdellah
10 00 Rabat, Maroc

http://www.museemohammed6.ma/
[email protected]

Facebook : https://web.facebook.com/touhami.ennadre
Instagram : https://www.instagram.com/touhamiennadre/
Twitter : https://twitter.com/TEnnadre

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