Écrit par Olivier Favier
À mes yeux, il existe deux manières essentielles pour un photographe d’appréhender le réel qui l’entoure. La première, mélancolique et poétique, est d’isoler un fragment qui se change aussitôt en essence du monde. La seconde, dynamique et narrative, est d’amener le regard à sortir du cadre, à laisser imaginer non seulement ce qui peut entourer la scène, mais aussi son avant, son après. Les images de Maurizio Leonardi appartiennent assurément à la deuxième catégorie.
C’est l’un des nombreux paradoxes de la ville où il a grandi. À l’écouter, Naples serait une cité plus éternelle que Rome. Me revient ainsi cette remarque que me fit un jour l’acteur Toni Servillo : « Naples est peut-être la seule ville d’Europe, où il y ait encore un peuple. » « Avec Palerme », répondis-je aussitôt, avant de partager son sourire. Mais l’éternité n’est pas immobilisme.
Ici, un balayeur peut bien continuer d’officier en costume et un enfant être brandi comme une petite divinité païenne, la population, elle, n’en finit pas de changer. « Nous sommes tous africains » répétait déjà le chanteur néomélodique Franco Ricciardi en 1997. Vingt ans plus tard, lors d’une paisible après-midi calabraise, l’acteur burkinabé Koudous Seihon m’évoqua Naples avec une immense lueur dans les yeux : « L’Europe commence à Rome, c’est pour ça que je reste dans le sud de l’Italie. »
Lors de mon dernier voyage dans cette ville, je vis une dame chinoise, à l’italien hésitant, se faire rabrouer par un guichetier de la Poste car elle ne comprenait rien aux files d’attente. Finalement résignée, elle se tourna avec moi avant de lancer un « mamma mia ! » sonore, clignant de l’œil et tirant la langue, comme on le fait ici depuis toujours. La ville absorbe, sûre de son identité comme de ses contradictions, toutes celles et ceux qui ont choisi d’y vivre.
Parmi les sept Madones célébrées à Naples et dans ses environs, il en est une dédiée aux femminielli, les travestis. En Bretagne, ce n’est pas un hasard si Maurizio Leonardi a longtemps travaillé sur les personnes intersexes. En Campanie, la Fête de la Madone de Montervergine, qu’il a beaucoup photographiée, est devenue un rendez-vous international. Naples est une ville naturellement queer.
Aristodemos, tyran de Cumes, qui en chassant l’aristocratie, fut malgré lui à l’origine de la création de Neapolis -la nouvelle ville- était, dit-on efféminée. Si l’on regarde vers la mythologie, la sirène Parthénope, qui donna son autre nom à la ville, Parthénopée, n’avait pas de sexe. Durant l’Antiquité encore, les sculptures d’hermaphrodite étaient très répandues en Campanie. Le musée archéologique n’en conserve pas moins de cinq. Autant dire que les yeux de Pier Paolo Pasolini qui nous observent depuis un mur n’ont rien ici d’un cliché.
Des animaux hantent les photographies de Maurizio Leonardi, poisson du christianisme primitif, raie changée en masque ou en dessin d’enfant, serpent du jardin d’Éden donnant à la femme dont il enserre le front une inquiétante allure cyclopéenne, poulpe serré dans un poing, tête d’espadon devenu masque lui aussi, écho peut-être à celui de Pulcinella, suprême figure androgyne, dont un film récent de Pietro Marcello, Bella e perduta, a rappelé qu’elle voyageait surtout entre la vie et la mort.
En 1980, le tremblement de terre d’Irpinia a chassé le futur photographe de sa maison de Capodimonte. Son adolescence s’est partagée entre la banlieue de Scampìa -le décor de Gomorra de Matteo Garrone- et le bord de mer où il venait passer ses journées. Sur cette terre sismique, le sursis de l’existence accompagne le quotidien. À Mare Chiaro, où « les poissons font l’amour », comme l’écrit le poète Salvatore di Giacomo, les adolescents gravissent jusqu’au vertige le « Palais des esprits ». Au cimetière des Fontanelle, chacun peut adopter un crâne anonyme et lui demander protection. C’est ce qu’on nomme ici le « rituel des âmes ».
Au Nord de Naples, un homme nu avance parmi les fumerolles de la Solfatara, vers ce que les anciens voyaient comme les portes de l’Enfer. Nous sommes au cœur d’une caldeira immense. Il y a moins d’un demi-siècle, elle s’est soulevée de trois mètres en l’espace de dix ans, avant de retomber et de s’élever à nouveau. Certains y voient le signe avant-coureur possible d’une éruption gigantesque. En attendant la fin du monde, Maurizio Leonardi continue de montrer des scènes qui se jouent de l’Histoire, comme si, dit-il, « on ne pouvait rien y changer ».
Olivier Favier, mars 2018
Olivier Favier est auteur et traducteur de l’italien. Il a publié en 2016 Chroniques d’exil et d’hospitalité. Il a écrit plusieurs reportages sur le sud de l’Italie, surtout la Campanie et la Calabre.
Maurizio Leonardi : http://maurizio-leonardi.blogspot.com/