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Marvin Newman, le goût de la modernité

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Marvin Newman, le conteur, Marvin Newman l’inventeur. Marvin Newman, le séducteur. A 90 ans, l’œil plein de malice, Marvin E. Newman nous raconte, l’air de rien, à travers mille anecdotes, l’histoire de la photographie américaine de l’après-guerre à nos jours. Homme curieux, ouvert sur le monde, ne se prenant jamais au sérieux, il a tout photographié avec un grand bonheur : du reportage de rue à la commande publicitaire ou sportive, en passant par la vie nocturne ou la photographie de mode. La Galerie Les Douches lui consacre une exposition à Paris.

La photographie est un étrange métier, peut-être le plus étrange qui soit. L’artiste et le photographe professionnel utilisent le même matériel (un appareil photo), doivent prendre les mêmes décisions (cadrage, luminosité, objectif, point de vue) et composer avec le même besoin d’adapter le support à leurs intentions – pour trouver des façons de créer une photographie inédite. Mais l’artiste est censé rechercher l’expression personnelle, tandis que le professionnel doit juste répondre à une commande. Marvin Newman n’a jamais accepté ce clivage. Il a un jour déclaré : « Quel que soit mon sujet, c’est toujours pour moi que je fais une photo. » Voilà pourquoi, dans l’univers des photographes américains, ses œuvres se distinguent par leur côté innovant et leurs lieux insolites.

Exemple même du photographe professionnel, Newman a réalisé presque tous les types de photos commerciales et professionnelles imaginables, du reportage à la publicité en passant par la photographie de rue et le sport – images inoubliables des rues de Chicago, de la vie nocturne de Las Vegas, des cérémonies inuit en Alaska. Il a même fait de la photo de mode et, dans les grandes heures du célèbre magazine, Playboy lui achetait des images.

Parallèlement, ses œuvres ont aussi figuré dans des expositions au Museum of Modern Art, à l’International Center of Photography, ainsi que dans de nombreuses galeries dont la légendaire A Photographer’s Gallery fondée par Roy DeCarava. Deux décennies avant l’avènement de la photographie conceptuelle aux États-Unis, Newman créait des séries d’images dont la représentation photographique était à la fois le thème et la variation. Mais c’est justement en raison de la diversité de l’œuvre de Newman et de sa publication dans des magazines connus (dont plusieurs n’existent plus) qu’il a fallu attendre jusqu’à aujourd’hui pour que ses images soient reconnues comme une œuvre à part – et leur auteur comme un grand photographe américain de l’après-guerre.

L’artiste qui allait avoir la plus grande influence sur Newman – bien qu’ils ne se soient jamais rencontrés – voyait également la photographie comme un arbre aux multiples branches : László Moholy-Nagy, émigré aux États-Unis, fondateur à Chicago du New Bauhaus, qui deviendra l’Institut du Design, où Newman vint faire ses études en 1949. Moholy-Nagy ne faisait aucune distinction de base entre les divers usages du support photographique. À ses yeux, cette technologie proposait de nouvelles façons de percevoir et de représenter le réel, et il s’agissait d’appliquer cette vision nouvelle à toutes les situations. C’est justement ce précepte que Newman suivra tout au long de sa carrière, dès ses débuts sous la direction des deux meilleurs professeurs de l’institut, Aaron Siskind et Harry Callahan. À leur sujet, Marvin Newman a déclaré : « Ils nous apprenaient à cultiver une certaine ouverture d’esprit, à approfondir, et à toujours assumer notre travail. »

Cette volonté de repousser les limites aura été le fil conducteur de la carrière de Newman. Ainsi, ses premiers projets de Chicago, et particulièrement son mémoire de fin d’études, méritent que l’on s’y attarde, car ils annoncent l’approche qu’il allait adopter pour tout son travail à venir. Ce mémoire, au titre très Bauhaus, « Analyse créative de la série en tant que forme artistique en photographie » (A Creative Analysis of the Series Form in Still Photography), réconciliait l’intérêt de Newman pour la photographie sociale avec sa volonté d’explorer les possibilités de son support. Avec ses séries noir et blanc d’une grande sobriété, exposées, admirées mais jamais publiées, Newman fait aujourd’hui figure de précurseur. Passants à l’ombre inclinée et transpercée par les lignes du trottoir en béton, devantures de magasins, bouches d’égout en gros plan, dormeurs installés sur des bancs publics… Les sujets photographiques évoluent en groupes, entre inventaire et composition musicale, entre documentaire social et œuvre expérimentale. À cette époque, Newman travaillait également pour Hull House, une des premières associations d’aide sociale. Il a photographié la rue, et ses portraits d’Afro-Américains, s’ils relèvent du documentaire social, sont le résultat d’approches étonnamment variées. Newman ne s’est jamais amusé à enfreindre les règles pour le plaisir, tel un Robert Frank, même si ses photos de rue s’avèrent souvent prémonitoires du regard acerbe de Frank sur la question raciale aux États-Unis.

C’est aussi à cette période qu’il a rencontré à Chicago un camarade d’études, Yasuhiro Ishimoto, avec qui il a réalisé le film documentaire The Church on Maxwell Street (« L’église de Maxwell Street »), qui relate un rassemblement évangélique à Chicago. Il est intéressant de noter l’influence du cinéma sur les premières séries de Newman. D’un point de vue rythmique, on peut les lire comme un film fixe. Mais la commission des professeurs de l’Institut de technologie de l’Illinois, auquel avait été rattaché l’Institut du Design, ne voyait pas les choses du même œil, et a failli lui refuser son diplôme. Newman raconte que Harry Callahan n’était pas sûr de le laisser soutenir son mémoire. « Aaron Siskind est allé voir Callahan et lui a dit : « Harry, ces gens n’y comprennent rien. Ce jeune, tu dois le soutenir ». » Un conseil qui porta ses fruits.

Autre expérience cruciale de son début de carrière à Chicago : la pellicule couleur. À l’époque, le noir et blanc était le langage de référence en photographie d’art. Cependant, Arthur Siegel, un pionnier en recherche formelle dont la contribution en photographie n’a jamais été reconnue à sa juste valeur, photographiait déjà sur pellicule couleur dans le cadre de l’institut. Pour Newman, la couleur était une révolution qui allait de soi. « Nous voyons en couleur, donc en théorie, le noir et blanc est un obstacle à la représentation du monde. » Il faudra attendre une vingtaine d’années avant que les photographies couleur ne commencent à être tolérées dans le monde de la photo d’art, mais elles étaient déjà monnaie courante dans les magazines de photo comme Life, Look, et quelques années plus tard, le tout nouveau Sports Illustrated. Ces trois publications ont accueilli les images de Newman à bras ouverts. Même avant son diplôme de fin d’études, il avait déjà entamé, en commençant par le Kodrachrome, une carrière innovante dans la photo couleur qui allait transcender les clivages entre le commercial et l’artistique.

Lorsqu’on voit aujourd’hui le travail de Newman compilé et présenté dans cette exposition, ces talents nous sautent aux yeux, tels des rochers émergeant d’une rivière. Sa première et principale contribution est d’avoir amené la photographie couleur dans un lieu qui lui était encore étranger : la rue. Dans les grandes heures de la photographie de rue aux États-Unis, entre 1940 et 1965, les Américains s’étaient habitués à un univers sombre de rencontres urbaines, avec leurs portraits burinés, leurs scènes pittoresques et une véritable mise en scène de l’ombre et de la lumière. Un langage que Newman maîtrisait déjà à sa sortie de l’institut. Mais en y appliquant la couleur, il l’a transfiguré. Newman n’a jamais eu besoin de « traduire » les formes graphiques du noir en blanc pour faire apparaître les températures complexes et les émotions sous-jacentes de la couleur. Il a compris qu’une nouvelle approche de la composition était nécessaire. Ses images en couleur sont actives, foisonnantes et, comme la réalité, ne laissent à l’œil aucun répit. Lorsqu’il réalisa ses premières images de Times Square ou de Broadway dans les années 1950, Newman prit les tableaux d’affichage et les devantures de théâtres pour ce qu’ils étaient : un festival pour les yeux. Il utilisait un stroboscope portatif pour éclairer les gens de la rue et une pellicule Tungsten pour les différentes sources de lumières. L’effet obtenu est celui d’un véritable rideau visuel qui se lève sur Broadway et Times Square. Ce que les images perdent en ambiance et en contraste graphique, elles le gagnent en dynamisme et en théâtralité. Avec ces photographies, intenses et éclatantes, une nouvelle forme de beauté a vu le jour.

Pendant sa période la plus active de photographe de rue, Marvin Newman s’est rendu à Coney Island en hiver. Armé de son appareil 35 mm, il a réussi à insuffler la majesté de la photographie grand format à ses images de passants dans les rues à moitié désertes. Dans une certaine mesure, les ombres finement ciselées et les zones colorées évoquent les œuvres de Harry Callahan, et la qualité architecturale de l’observation fixe se rapproche de celle d’un Walker Evans. Mais Newman n’aurait pas pu se contenter de leur formalisme austère. La forme, oui, mais l’humain importe tout autant. Comme il l’a lui-même déclaré plus tard : « J’avais Walker Evans à l’esprit, mais je voulais de la vie dans mes photos, des gens – et le monde de l’écrit, des enseignes, comme pour la Farm Security Administration des années 1930. »

Avec le regain d’intérêt de la jeune génération pour la photographie de rue, la redécouverte de l’œuvre de Marvin Newman est déjà en marche. Par son intelligence formelle au service de la compassion humaine, son sens aigu de l’ironie de la vie et de sa beauté, il fait figure de référence pour les jeunes photographes. Et pas seulement. C’est aussi le cas pour tous ceux qui cherchent à comprendre ce que la photographie, au milieu de la déferlante d’images de l’ère numérique, peut nous dire sur la vie que nous menons et le monde qui nous entoure.

Lyle Rexer

Lyle Rexer est un écrivain, commissaire d’exposition et critique d’art établi à New York. Ce texte est extrait du livre Marvin E. Newman publié par Taschen en 2017.

 

 

Marvin E. Newman, le goût de la modernité
Du 9 mars au 2 juin 2018
Galerie Les Douches
5 Rue Legouvé
75010 Paris
France

 

www.lesdoucheslagalerie.com

 

 

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