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Marcus Leatherdale : « La tradition est malheureusement devenue old school »

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Marcus Leatherdale est né au Canada et démarre à New York au début des années 1980. Bientôt intégré à la Danceteria et au Club 57 parmi les personnages hauts en couleur de la scène nocturne exubérante, il réalise des portraits emblématiques du style de vie new-yorkais mené par Madonna, Divine, Lisa Lyon, Andrée Putman, Jodie Foster ou encore son confrère photographe John Dugdale. Il dirige tout d’abord le studio de Robert Mapplethorpe et pose pour lui, mais parvient finalement à échapper à l’emprise du maître. Puis il travaille comme assistant conservateur pour Sam Wagstaff. À partir de 1993, il passe six mois sur douze en Inde, à Bénarès. Installé dans une vieille demeure du cœur de la cité sainte, il photographie l’humanité qui l’entoure dans toute sa diversité remarquable – hommes saints et célébrités, membres de la royauté ou de tribus. Avec discrétion et subtilité, il parvient à approcher certaines des personnalités les plus insaisissables du pays et à prendre leurs portraits. Dès le départ, son intention est de rendre hommage à l’âme intemporelle de l’Inde, avec une approche bien spécifique de ses habitants et dans un esprit résolument post-colonial. Il démontre notamment à quel point le pays demeure en grande partie insensible au passage du temps. En 1999, il déménage vers le Chota Nâgpur, dans l’état du Jharkhand, où il porte désormais son attention sur les Adivasis. Son deuxième point d’ancrage se situe désormais dans les montagnes de la Serra da Estrela, au cœur du Portugal.

Au début des années 1980, vous dirigiez le studio de Robert Mapplethorpe. Quel impact cette période a-t-elle eu sur votre travail ? Vous avez également été l’un de ses sujets. Qu’est-ce que cela vous a apporté ?

Durant ces premières années, Robert a été une grande source d’inspiration. Le fait de travailler pour lui à New York m’a permis de comprendre les rouages et le fonctionnement d’un studio artistique. J’ai également compris quelles étaient mes priorités à la fois professionnelles et affectives. J’ai appris à apprécier le quotidien et à ne rien considérer comme acquis – Robert n’a jamais été réellement heureux, malgré tout le succès qu’il remportait. Ce n’était jamais assez. J’ai posé pour lui plusieurs fois, comme je l’ai fait pour de nombreux photographes artistiques de la ville. J’ai également été mannequin pendant un temps. Le fait de me trouver de l’autre côté de l’objectif m’a donné une empathie avec mes propres sujets, que j’ai pu ainsi mettre à l’aise plus facilement.

Lors de vos débuts dans la photographie, vous avez travaillé sur votre autoportrait. Quelle était votre démarche et à votre avis, comment s’inscrit-elle dans votre cheminement artistique ?

Je crois que tous les artistes s’essaient à l’autoportrait. Ça n’avait rien à voir avec le « selfie », qui n’est qu’une manifestation immédiate d’égocentrisme d’une insignifiance absolue. Dans mes autoportraits, il s’agissait de ce que je ressentais et non pas de mon apparence.

Parlez-nous de votre série Hidden Identities, créée à New York dans les années 1980.

Elle a commencé à l’occasion d’une soirée DaDa dans une boîte de nuit, l’Underground. Les participants s’étaient installés à différents endroits du nightclub et moi, je m’étais focalisé sur la cage des Go-go dancers. Je faisais des portraits non identifiables, en tant que forme d’expression relevant du Dadaïsme. Peu après, Stephen Saban et Annie Flanders ont créé Details magazine. Stephen m’a demandé si j’accepterais de faire une page mensuelle consacrée à ces portraits. C’est lui qui a pensé au nom Hidden Identities. Tout a donc commencé avec ces portraits. Puis je suis passé à ceux de personnages en vogue. La série a duré plusieurs années, et elle n’avait rien de commercial. J’avais carte blanche dans mes choix de sujets et je me suis vraiment régalé.

Quand êtes-vous allé en Inde pour la première fois ? Qu’est-ce qui vous a attiré là-bas ?

J’y suis arrivé en 1972, à bord d’un van de hippies hollandais. On était partis d’Istanbul pour traverser l’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan. Je voulais voir le monde avant de rentrer à l’université, et j’ai passé plusieurs mois à vagabonder en Inde avant de repartir en Europe par le même chemin – mais sans les hippies hollandais. Puis je suis retourné au Canada, avant de pousser jusqu’en Californie pour faire des études d’art. à la fin des années 1980, je suis reparti en Inde pour un mois de vacances. C’est à ce moment-là que j’ai compris que c’était là que je voulais faire de la photo, en tant que professionnel, avec un studio, et pas comme touriste équipé d’un 35 mm. Je suis reparti pour New York, là où j’étais basé à l’époque, et j’ai monté une expédition avec James Killough, producteur et écrivain. Nous sommes allés en Inde en tant qu’invités du gouvernement. Pendant trois mois, nous avons sillonné le pays avec un studio portatif. Nous roulions dans un Matador, avec un chauffeur et un assistant. C’était le début de mon travail en Inde, celui de toute une vie : je n’ai plus jamais pris de photo ailleurs qu’en Inde.

Peut-on dire que vous recherchez des types particuliers pour vos sujets ?

J’ai travaillé dans mon studio de Bénarès pendant plusieurs années. Au départ, c’était la diversité de la facette traditionnelle indienne qui m’intriguait. Je passais jusqu’à six mois par an à photographier la vie traditionnelle hindoue, en me concentrant surtout sur les pèlerins et les sadhus (des hommes saints), mais aussi le reste de la population – des maharajas aux mendiants des temples, en passant par les pêcheurs et les yogis. Puis j’ai rencontré les Adivasis. Ce sont les aborigènes de l’Inde, les premiers habitants, dit-on. Je me suis promis que j’allais me focaliser sur eux dès que je serais mieux implanté en Inde. En 2000, j’ai emménagé dans le Jharkhand, un état tribal. J’y suis toujours et je travaille exclusivement avec les Adivasis. L’emplacement est central, idéal pour monter des expéditions consacrées à la photographie des peuples tribaux. On trouve des Adivasis dans tous les états, exception faite de l’Haryana. Il faut donc voyager partout. J’ai une jeep Mahindra, la Hara Hati, ce qui signifie « éléphant vert ». Mon régisseur Kailash est avec moi depuis Bénarès et m’accompagne dans tous mes trajets. Sa femme et lui prennent soin de moi et en retour, j’en fais autant. C’est un véritable échange et sans ses efforts et sa loyauté, je ne pourrais pas vivre en Inde.

Comment procédez-vous pour trouver puis aborder les gens que vous souhaitez photographier ?

Comme vous le savez maintenant, je me concentre exclusivement sur les Adivasis. Je mène des recherches pour savoir où se trouvent les tribus les plus authentiques. Je m’assure également du climat politique et de l’accessibilité des villages. En général, je contacte les ONG locales ainsi que les missionnaires qui traitent avec les Adivasis. À partir de là, je parviens généralement à trouver des membres des tribus qui travaillent à l’extérieur, et ce sont eux qui m’emmènent dans leur village pour me présenter aux anciens. Je leur explique que je rends hommage aux tribus de l’Inde, et je leur dis « comment ne pas inclure votre tribu ? » ça marche toujours. Ensuite, je programme la séance pour le lendemain matin, car le seul créneau pour la lumière idéale se situe entre 8 heures et 11 heures. J’incite les villageois à ne pas sortir travailler ou chasser en versant une journée de salaire à ceux que je photographie. J’apporte également cinquante kilos de riz, et j’organise une assistance médicale si nécessaire.

Vous arrive-t-il d’installer votre appareil et votre fond sur place ou demandez-vous toujours aux gens de venir à votre studio ?

Lorsque j’étais basé à Bénarès, j’avais un studio sur le toit de mon havelî, et un assistant m’amenait les sujets le matin. Maintenant que je suis installé au Jarkhand, dans un bungalow au milieu de la forêt, je dois organiser des expéditions spécifiques qui durent généralement deux à trois semaines. J’emporte un fond de toile noire et un auvent en coton blanc. Celui-ci est fixé à des tiges de bambou et je demande à deux villageois de le tenir. Le fond est fixé comme on peut à une surface plane et verticale, sous l’auvent. L’opération peut s’avérer mouvementée, parce que le village tout entier vient regarder. Il m’arrive même de devoir embaucher quelques Adivasis pour contenir la foule. Il ne s’est jamais rien passé de grave, mais les spectateurs peuvent manifester une tendance à la bagarre.

Que cherchez-vous à faire apprécier aux gens qui regardent votre travail ?

J’aspire sans doute à ce qu’ils trouvent du plaisir à regarder de la beauté et de l’inattendu. J’espère aussi qu’ils ont presque l’impression de voyager dans le temps et de se retrouver dans un monde parallèle, qui subsiste toujours en ce moment-même.

Sur quoi travaillez-vous ces temps-ci ? Participez-vous à une cause caritative en Inde ?

Je photographie toujours les tribus de l’Inde et j’ai l’intention de poursuivre. Je consacrerai le restant de ma vie à capturer les Adivasis traditionnels, avant qu’ils disparaissent pour ne plus être qu’un souvenir. C’est triste à dire, mais la tradition n’est plus à la page.

 

 

Cette interview fait partie d’une série d’entretiens organisés par la Holden Luntz Gallery, à Palm Beach, en Floride.

Entretien mené par Kyle Harris

 

Holden Luntz Gallery
332 Worth Ave
Palm Beach, FL 33480
USA

http://www.holdenluntz.com/

 

 

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