Marc Riboud adorait la Chine, globe-trotteur qu’il était. La Chine est le seul pays qu’il a visité 22 fois entre 1957 et 2010. Il disait aimer le peuple chinois et a forgé des liens durables et forts avec plusieurs photographes, même si peu de photographes chinois parlent une langue étrangère et même si Marc n’a jamais appris le chinois. Un jour de 1993 à Canton, une attachée culturelle de l’ambassade de France a présenté Xiao Quan à Marc qui cherchait un photographe chinois parlant anglais. Dès ce moment-là, tout en guidant Marc à travers la circulation chaotique de Canton, de Shenzhen ou de Shanghai, Xiao Quan n’a cessé de braquer son objectif sur ce photographe de Magnum venu poursuivre le miracle économique initié sous Deng Xiaoping dans le Sud de la Chine.
Ce qui rend ce témoignage de Xiao Quan particulièrement remarquable, c’est son exposition au musée K11 de Shanghai, qui est accompagnée d’un catalogue qui permet de revoir la silhouette de Marc Riboud en Chine. En effet, on peut voir un Marc Riboud très en forme à 70 ans, alerte, pimpant, s’amusant avec des gamins » blouson-noir » dans une allée de Shanghai, plaisantant avec les vendeurs de journaux – surtout des vendeurs d’affiches de pin-up comme c’était la mode dans la nouvelle Eldorado qu’était Shenzhen des années 1990. On voit un Marc Riboud tendu et concentré devant le spectacle de cette humanité mouvante et changeante, buvant de l’œil jusqu’à plus soif. Un Marc Riboud levant le coude pour faire une photo verticale dans un instantané pris en contre-plongée qui le transforme en un Cyclope géant. On le voit détendu au restaurant et au repos dans sa chambre d’hôtel, prompt à la camaraderie, saisi à la volée devant son miroir tout absorbé par son rasage… Xiao Quan l’a saisi à côté de l’actrice fétiche de Zhang Yimou, Gong Li, en train d’ajuster son objectif sur le tournage d’une scène du film Shanghai Triade. Que de moments partagés ensemble au cours des voyages de 1993 à 1996 qui ont donné naissance à cette intimité inimaginable !
Marc appréciait particulièrement ses portraits vus par Xiao Quan, au naturel, en mouvement. Dans les nombreux livres publiés par Marc, son portrait officiel qui figure sur les jaquettes est très souvent une photo de Xiao Quan.
Dans les relations entre Xiao Quan et Marc Riboud, on retrouve cette générosité de transmission que ce dernier a connu avec Henri Cartier-Bresson, des « trucs » de reporter-voyageurs à l’art de la communication avec les gens qu’on veut photographier. Quand Xiao Quan raconte le conseil que Marc Riboud lui a donné pour améliorer son anglais (rien ne vaut une petite amie parlant anglais), je n’ai pu m’empêcher de penser à Robert Capa qui disait à Marc d’aller à Londres en 1954 pour faire la conquête des petites anglaises et apprendre la langue. La mort de Capa au Vietnam la même année est restée longtemps le regret le plus profond de Marc Riboud, car si Henri Cartier-Bression était comme un père pour lui, Capa était un vrai frère.
C’est en Inde, en 1956, que Marc a pu approcher de près Zhou Enlai, venu avec Dalai Lama et Panchen Lama pour l’anniversaire du Bouddha, sur invitation de Nehru, le Premier ministre indien. Marc obtient donc un visa pour la Chine où il arrive dès le 1er janvier 1957, juste pour le lancement de la Campagne des Cent Fleurs. Des années plus tard, Marc a gardé toute sa fierté en racontant son fait d’armes : « Mes deux frères plus âgés que moi étaient des capitaines d’industrie. Ils avaient l’habitude de dire à leurs amis que moi, je ne faisais rien de sérieux. Un jour, je leur ai répondu : mais moi la semaine dernière, j’ai diné avec Mao. Ils ne m’ont pas cru, jusqu’à ce que je leur montre ma photo de Mao ! »
Quand Marc est revenu en 1965, à la veille de la Révolution Culturelle et a réalisé son cliché iconique « Les Fenêtres de l’Antiquaire au Liulichang de Pékin », Xiao Quan avait 6 ans à peine. Lorsque Marc Riboud revint une troisième fois, en 1971, il immortalisa les deux doigts levés de Zhou Enlai, Xiao Quan n’avait pas encore fini ses études secondaires. À partir des années 1980, Marc Riboud vient en Chine pratiquement tous les ans, pour documenter le développement à grande vitesse de la Chine, à ce moment-là Xiao Quan faisait son service militaire entre Pékin et Qingdao. Tandis que Marc Riboud se promenait avec ses Leica autour du cou, Xiao Quan s’était acheté son premier appareil un Seagull 205, pour 180 Yuan, il avait 20 ans.
Dans Chine : Instantanés de Voyages, son deuxième livre sur ce pays, publié aux éditions Arthaud en 1980, Marc écrit dans sa préface : « Je suis photographe, je ne suis pas sinologue. En Chine, j’ai beaucoup marché, beaucoup regardé, beaucoup photographié. J’ai bu aussi beaucoup de thé en écoutant les longs exposés toujours conformes à la ligne officielle du jour. (…) Partout j’ai vu, j’ai aimé, la beauté des visages, la patine des outils, l’immensité et l’étrangeté des paysages et partout une certaine dignité qui, pour presque tout un peuple, a remplacé l’humiliation. »
C’est Marc Riboud qui a eu l’idée de créer un festival de photographie en 2001 à Pingyao, « comme à Arles ». Grâce à sa gentillesse, et son sens de l’humour, il a attiré la sympathie d’un grand nombre de photographes chinois. En 2010, au vernissage de sa rétrospective au musée des Beaux-Arts de Shanghai, lors du discours de Marc Riboud, une bousculade a failli tourner à l’émeute. Pendant cette semaine passée à Shanghai, on a pu constater la vieille complicité entre Marc et Xiao Quan, toute la tendresse du vieux maître pour son ancien assistant qui venait nous voir tous les jours, que ce soit à l’accrochage avant l’ouverture, ou lors de nos sorties photographiques dans les rues de Shanghai, sur les toits du Broadway Mansion, dans le jardin du Mandarin Yu (à la recherche de son « petit lapin »), au Pavillon France encore en construction sur le site de l’Exposition universelle. Avec Xiao Quan, nous partagions notre chagrin à la vue du vieux maître qui s’efforçait de capturer les ouvriers du chantier, avec ses mains tremblantes et son nez qui gouttait par une température de – 2 degrés au mois de mars 2010.
L’exposition de Xiao Quan de juillet 2016 était une occasion parfaite de rendre hommage à notre « prof », celui qui nous a appris à « voir ».
« Marc avait une démarche singulière. Souvent avec un seul appareil, il prenait son temps comme un chat qui observe tranquillement autour de lui et puis parfois, il accélérait subitement pendant quelques secondes ou quelques minutes. À la fois attentif et détendu, il laissait la photo venir à lui et quand il l’avait vue, il improvisait une petite danse autour de son « sujet » pour le saisir sous son meilleur angle.
Je comprends que Xiao Quan ait aimé suivre Marc et le regarder prendre des photos, c’était un peu comme suivre un danseur, car la démarche de Marc, légère et fantasque, avait la même élégance que ses photos. »
– Catherine Riboud
Texte de Jean Loh
Préface au vernissage de l’exposition de Xiao Quan au Musée de K11 Shanghai du 14 juillet au 31 août 2016, avec 138 tirages, photos de Marc Riboud par Xiao Quan de 1993 à 2013, prises à Canton, Shenzhen, Pékin, Shanghai et Paris, soit 20 ans de portraits.