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Shanghai : « Fenêtres d’Antiquaire de Liulichang »

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« Faire une photo de kaléidoscope. »
 Note manuscrite de William H. Fox Talbot datée du 18 février 1839, citée dans « Sur la Photographie » de Susan Sontag.

Neuf ans après son premier voyage en Chine, Marc Riboud y retourne, cette Chine de 1965, est à la veille d’un bouleversement foudroyant qui sera qualifié officiellement de Dix Années de Chaos. Pendant quatre mois il va sillonner la Chine du Sud au Nord de l’Est à l’Ouest, en compagnie du journaliste KS Karol. En train, en voiture m en avion et même à pied, ils parcourent plus de 22,000 kilomètres, à travers douze des dix-huit provinces de Chine. Si les campagnes et les rizières restent paisibles et idylliques, à part ces intellectuels en haillons travaillant à mains nues dans des chantiers de terre surpris par l’objectif de Marc, la Chine des villes montre déjà des prémisses des bruits et fureurs à venir, à l’instar de ces écoliers défilant au pas avec des fusils en bois, ces étudiants miliciens s’entrainant à la marche militaire et ces manifestations de masse sur la place Tiananmen ou dans les stades contre l’impérialisme. Au retour KS Karol journaliste français d’origine polonaise publie « L’autre Communisme », et Marc « Les Trois Bannières de la Chine », deux livres sortis en 1966 au moment où la Grande Révolution Culturelle atteint son paroxysme. Les Trois Bannières Rouges (San Mian Hongqi) se réfèrent aux travaux fondamentaux du 2e plan quinquennal lancé en 1958, qui visent à accélérer le développement d’une Chine socialiste forte et prospère autour du « Grand Bond en Avant », de la « Grande Ligne Générale du Parti » et des « Communes Populaires ». Curieusement le titre utilisé par Marc Riboud se rapporte aux campagnes politiques qui n’étaient pas encore actives lors de son voyage de 1957 et qui lors de son retour   en 1965 tiraient déjà sur leur fin après « Trois Années de Catastrophes Naturelles ».

En l’absence du carnet de route de Marc on s’efforce de reconstituer son itinéraire. D’abord on suppose qu’il a commencé son voyage comme en 1957 par Canton via Hong Kong, probablement vers la fin du Nouvel An Chinois (qui débute le 2 février 1965, année du Serpent de Bois). Il fallait 48h de train pour atteindre Pékin depuis Canton. Ce n’est qu’après Pékin et Shanghai que Marc visite l’intérieur de la Chine
En commençant par le Sud, où par surprise il obtient l’autorisation de voir les communes populaires des provinces du Yunnan et du Guangxi, à cette époque rarement visitées par les étrangers. Puis de Nanning, Marc se rend en pèlerinage au village natal de Mao, à Shaoshan, et à Yan’an, le refuge de Mao après la Longue Marche. A chaque étape Marc photographie la chambre d’enfance du Président et son lit à la moustiquaire dans l’habitat troglodytique de Yan’an, en deux clichés similaires de par le décor spartiate et la lumière naturelle, comme s’il avait voulu comprendre un peu mieux le berceau du « Soleil Rouge de l’Est » pour les 500 millions d’âmes chinoises. « Pour voir l’industrie chinoise dans ses réalisations les plus impressionnantes, écrit Marc dans Les Trois Bannières, nous avons parcouru les provinces du Nord-Est, l’ancienne Mandchourie, jusqu’à Harbin, non loin de la Sibérie. Enfin dans des jeeps de fabrication russe, nos guides nous trimbalèrent durant des centaines de kilomètres sur l’immense plateau de la Mongolie intérieure, afin de vivre quelques jours avec les nomades ».

Témoin de la tension qui régnait dans cette partie du monde dans les années 1960, Marc a immortalisé les têtes de Mao et de Ho Chi Minh apparues côte à côte sur des pancartes brandies par les cadres de l’académie centrale des beaux-arts manifestant contre l’impérialisme américain. Ce qu’il ignorait c’est qu’en ce mois de mai 1965 Ho Chi Minh est venu en visite secrète dans la province natale de Mao pour demander l’aide militaire de la Chine face au débarquement des forces américaines au Sud-Vietnam.

« A Pékin et à Shanghai nous avons circulé seuls, sans interprète, de jour comme de nuit à pied, en taxi, en autobus…, »  raconte Marc,  « Nous avons erré dans les ruelles des vieux quartiers de Pékin entrant au hasard dans les restaurants, les petites boutiques, les cinémas, les parcs, les temples abandonnés, et n’attirant l’attention que de quelques bandes d’enfants particulièrement amusés par la longueur de nos nez. » Le fait est qu’à ce moment précis, Barbara Chase, la première épouse de Marc l’a rejoint à Pékin. Barbara est une artiste sculptrice américaine, ces enfants amusés par le long nez de Marc sont surtout fascinés par la vue d’une dame de haute stature, car Barbara Chase est non seulement la première américaine à venir en Chine communiste en 1965, elle est en plus la première « afro-américaine » en Chine! Marc aurait voulu l’emmener voir les classes de sculpture à l’Ecole des Beaux-Arts de Pékin qu’il avait photographiées neuf ans auparavant : scènes étonnantes d’étudiants travaillant pieusement avec des jeunes filles posant nues comme modèles. Mais ce qui était possible pendant les Cent Fleurs de 1957 n’est plus autorisé en 1965, l’année des luttes politiques internes au plus haut sommet de l’état, et de haute tension dans la Péninsule du Sud Est Asiatique avec l’éclatement de la guerre du Vietnam et la crise du détroit de Formose.

La rue des antiquaires, au nom datant de la Dynastie des Yuan (1279-1368), le Liulichang, était à l’origine une fabrique de tuilerie, la Cour des Yuan a créé sur cet emplacement un four impérial pour produire des tuiles vitrifiées pour les toits des palais. Entrée dans une boutique, Barbara voulait acheter un sceau ancien et commença à négocie le prix. Marc se tourna vers les fenêtres à six ouvertures de la boutique.  Il vit les enfants qui faisaient semblant de passer mais en fait cherchaient à regarder ce qui se tramait dans la boutique. Marc pointa son Leica et réalisa d’instinct une première prise, la deuxième fut la meilleure, quoique légèrement décalée. Voilà comment est née l’une des photographies les plus iconiques de Marc Riboud, que l’on peut sans hésitation qualifier de chef d’œuvre, tant du point de vue de la composition que de la richesse humaniste de son contenu.

En effet dans une photographie l’on peut distinguer six photographies. Cela ressemble au premier abord à ce que William Fox Talbot (l’un des inventeurs de la photographie) aurait voulu photographier : un kaléidoscope, du grec kalos qui signifie « beau », eidos « image » et skopein « regarder ». Dans cette image qui invite a regarder, de l’intérieur de la boutique, nous regardons à travers ces fenêtres vers l’extérieur, et de l’extérieur deux enfants cherchent à regarder vers l’intérieur. Il y a une opposition, une tension, entre le clair et l’obscure, le noir et le blanc, ce qui est enfermé et ce qui est ouvert, encore une fois ce qui est très Marc Riboud : comme son peintre de la Tour Eiffel, entre la présence humaine et l’architecture, parfaitement calée dans une géométrie équilibrée. Et si l’on dissèque cette image de l’image en morceaux on obtient six photographies cadrées par les bords arrondis des fenêtres, qui fournissent une richesse d’information inouïe.
Dans les différents cadres, on pourrait étudier le style architectural de ces maisons de pierre traditionnelles de la banlieue de Pékin : avec leur corniche, leur frise murale décorée, leur devanture à multiples fenêtres. L’enseigne de laque noire portant une calligraphie dorée RONG XING ZHAI, était célèbre bijouterie centenaire tenue par des marchants musulmans Hui spécialistes du jade, aujourd’hui disparue. L’ironie de l’annonce « ici nous rachetons jades, diamants, perles, pierres précieuses, tapis, broderies, porcelaines. En activité normale » n’a pas manqué à Marc Riboud qui remarque que pendant la Révolution Culturelle ces dépôt-ventes de Liulichang deviendront des points de collecte, les citoyens de Pékin étant appelés à remettre à l’état tous leurs bijoux, perles, jades, et céramiques, etc.  

On a donc affaire ici à non seulement une image iconique mais à un véritable retable polyptyque à six volets! Ce qui est merveilleux avec cet instantané de Marc Riboud c’est que non seulement on a cette vision multipliées par six de l’intérieur vers l’extérieur, mais en plus comme de l’autre côté du miroir, nous avons trois boutiques en face dont une avec une « vitrine » pratiquement identique à la boutique de Marc.

Enfin, pour compléter cet hommage à Marc Riboud, la découverte d’une image inédite sélectionnée pour cette exposition vient nous livrer le contexte et la perspective de ce qu’est cette ruelle de Liulichang. Cette photo montre ces boutiques délabrées alignées côte à côte, et au milieu de la voie un chauffeur qui pédale sur un tricycle-taxi transportant des enfants, dont un fixe le photographe à travers la fenêtre de sa fourgonnette miniature en bois. Sur la devanture de l’une des boutiques il est écrit au pinceau trois gros caractères « Zongzi», ce riz gluant farci enveloppé dans des feuilles de bambou consommé traditionnellement pendant la fête des bateaux dragons (Duanwu), ce qui nous renseigne sur la date de ce cliché qui est pris à quatre images avant la fameuse « Fenêtres » sur la planche-contact de Marc, c’est-à-dire au mois de mai, soit exactement il y a cinquante ans aujourd’hui.

Marc Riboud est actuellement présentée à la galerie Polka jusqu’au 1er août avec « L’un pour l’autre Le goût de l’échange » curatée par Michel Frizot, historien de la photographie au CNRS.

EXPOSITION
Le 50e anniversaire des « Fenêtres d’Antiquaire de Liulichang » de Marc Riboud
Du 18 avril au 31 août 2015
Beaugeste Shanghai

210 Taikang road Tianzifang Building 5 space
519-520 – Shanghai 200025
Chine
Tel +86-21-6466-9012
http://www.beaugestedesign.com
http://www.beaugeste-gallery.com

A VOIR EGALEMENT
L’un pour l’autre Le goût de l’échange

Marc Riboud
Du 30 mai au 1er août 2015
Galerie Polka
12, rue Saint-Gilles
75003 Paris
France
T +33 1 76 21 41 30

[email protected]
http://www.polkagalerie.com

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