Le Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne offre à Thomas Ruff sa première exposition en France. Pensée comme une histoire de la photographie par l’entremise de ses procédés, l’exposition révèle avec brio une œuvre complexe sur le statut de l’image, son potentiel comme ses mensonges.
Il est un photographe qui ne photographie plus. Excepté l’usage de son téléphone, qui lui sert comme à nous tous de mémoire immédiate, Thomas Ruff a délaissé ces dernières années les appareils argentiques de ses débuts, puis ceux numériques du tournant des années 2000, pour ne se consacrer qu’à la seule image. Pire encore, l’artiste déclarait récemment à Libération « adorer les photos qui mentent » et se révèle être un fallacieux détourneur d’images.
Il est, toutes formules emphatiques retenues, un artiste conscient de la fonction fluctuante, vaporeuse, voire manipulatrice, des images. Son œuvre formule une plaidoirie, ironique comme savante, pour amener le regardeur à réfléchir à ce que voir signifie. En cela, il s’inscrit dans l’héritage de Bernd & Hilla Becher, ses professeurs à la Kunstakademie de Düsseldorf, qui accueillirent Ruff à 19 ans, et qui formèrent en ces murs, entre autres élèves, Andreas Gursky ou Thomas Struth.
L’exposition commence ainsi par un pied de nez. « Bonfils », la première des dix-sept séries montrées dans l’exposition est aussi la dernière réalisée par l’artiste (à date de l’exposition). Elle inaugure une histoire particulière, biaisée, subjective de la photographie pensée par l’artiste et son commissaire, Alexandre Quoi, responsable scientifique du MAMC+. La série « Bonfils » est réalisée à partir des reproductions de négatifs sur verre vieux de 150 ans des sites antiques du Moyen-Orient. Réalisés par le studio Bonfils, les tirages de ces négatifs ne pouvaient fin XIXe siècle être agrandis ou réduits et demandés à être rephotographiés.
Les tirages de Thomas Ruff ont eux l’apparence du document d’archives, et sembleraient presque semblables à ceux de la Maison Bonfils, si le photographe ne les avait pas altérés, vieillis, afin d’en révéler tout leur passif. Tout le long de l’exposition, ses séries font écho en filigrane à une frise des procédés technologiques qui induisirent, bien souvent eux-mêmes l’image à se redéfinir.
Ainsi, salle suivante, voici le spectateur en prise avec ses pairs. D’immenses portraits d’environ deux mètres donnent à voir les aspérités de la peau, le regard immobile des sujets, la banalité même des expressions. La série « Porträts » date de 1990 et renvoie directement à l’influence de Bernd & Hilla Becher sur leur jeune élève, et en substance, à toute l’école de Düsseldorf. Thomas Ruff a ainsi opté pour une structure neutre, presque administrative si on songe aux prérequis des photographies d’identité, et demande à ses modèles — des amis, étudiants de l’école, rencontres nyctalopes — de poser sans sentiment, avec sérieux, avec la plus grande objectivité.
Sur le sujet photographique en lui-même, Bernd & Hilla Becher déclaraient que « leur esthétique se caractérise en ceci qu’ils ont été créés sans intention esthétique. » Ce même désintérêt pour le sentiment du beau caractérise la série « Porträts », qui cherche bien davantage à mesurer les effets produits par l’image sur celui qui y est confronté. C’est là toute son ambivalence : si l’image se veut neutre, les tirages hauts de 2 mètres romptent avec la neutralité de l’intention. Il n’y a qu’un pas pour conférer aux modèles une forme de malice, de lassitude, de gaieté que chacun s’amuse à déceler sitôt qu’il est confronté à un visage, qui plus est quand ses dimensions en sont exagérées.
Cette série mythique, qui donna à Ruff ses lettres de noblesse, donnera par la suite son pendant. « Anderes Pörtrats », conçu en 1992 par Thomas Ruff. Cette année-là, Ruff découvre un appareil utilisé par la police allemande pour générer des photographies de suspects (le Minolta Montage Unit), qui permet de fusionner quatre portraits en un. Ruff combine plusieurs de ses anciens portraits d’« anonymes » à de nouveaux, et compose des visages en apparence réalistes, et qui sont pour autant, tout entier factices. Procédé novateur en son époque et qui sera poursuivi à l’ère numérique, avec plus de facilités sinon de démesure, si l’on songe aux usages possibles de Photoshop.
L’archive historique et le portrait constituent deux topoï propres à l’exposition, de même que l’est l’image politique. Ruff en est friand, à l’image des documents et magazines hérités des propagandes nazies et soviétiques, qu’il utilise et met face à face comme le faisait avant lui en littérature, dans un geste similaire, Vassili Grossman dans Vie et Destin (1962).
On retrouve ainsi la figure de Mao Zedong parmi d’autres hommes et femmes politiques, avec pour préférence un passif dictatorial, même si on y retrouve ici et là des figures plus démocratiques. Cet accrochage resserré de la série « Photographies de presse », sans aucune légende, questionne là aussi indirectement ce que nous voyons. L’information disparue, le contexte de publication escamoté, que signifie l’image devant nous ?
Le journal de propagande extérieure La Chine lui sert également de matériaux dans la série Tableaux chinois (2019-2021). Publié par l’organe officiel chinois à destination d’un public francophone, le journal regorge de portraits léchés de Zedong et de scènes bucoliques, narrant une réalité sociale idéalisée. Sous la main de Ruff, l’image agrandie au ridicule est aussi pixelisée de façon à « démasquer », des mots d’Alexandre Quoi, sa fonction manipulatrice.
Il n’est pas un domaine où l’image s’est nichée qui n’a pas été exploré par Thomas Ruff. Photographie pornographique dans la série « nudes », images de surveillance dans « nacht », imagerie spatiale dans « star »… Son œuvre a appréhendé l’image comme un bouleversement de nos sphères sociales et politiques. L’exposition dit à merveille la tromperie de l’image, son caractère fallacieux autant que ses possibilités illimitées de création et d’altération par la technologie. Tout cela, en un seul œuvre.
De cet étourdissement, il reste entre nos mains un leporello conçu par l’artiste et le musée. Il dévoile au recto une sélection d’œuvres exposées et au verso chacune des sources et techniques correspondantes employées par Thomas Ruff. Sur près de trois mètres, une fois déroulé, le livre-accordéon permet là encore de se perdre dans cette histoire, partielle mais si bien dite, de l’image comme faux-semblant. *
* Ces lignes se veulent toutes entières partiales, l’auteur ayant activement contribué à l’exposition et l’édition du léporello Thomas Ruff. Méta-photographie.
Informations pratiques
Thomas Ruff. Méta-photographie
Du 14 mai au 28 août 2022
Commissariat : Alexandre Quoi
Fermeture les mardis
https://mamc.saint-etienne.fr/fr/expositions/thomas-ruff