Rechercher un article

Les livres photo de nus au XXe siècle par Alain-René Hardy – Partie IV

Preview

C’est ma curiosité invétérée qui, lors de ma dernière chronique, m’a entraîné dans une enquête beaucoup trop sérieuse et approfondie par rapport à mes intentions initiales ; en plus, elle ne serait pas fini puisque je me suis engagé à la fin de ce focus consacré aux fascinantes photos du comte Charles de Clugny à mettre noir sur blanc, – contraste extrême qui n’est pas l’apanage que des seuls photographes, puisque les écrivains s’y livraient tout également lorsque l’encre de leur prose maculait concrètement leur support de papier, …à mettre noir sur blanc donc, la biographie, du moins ce qu’on peut en connaître, de cet amateur aux penchants cavernicoles, si attachant par son attrait pour l’irrésistible contraste entre la délicate et vulnérable rondeur des chairs féminines et l’irréductible dureté des rocs acérés où il aime les figurer.

A distance de ces trop sérieux exercices, il sera donc apprécié de se livrer aujourd’hui à des considérations nettement plus agréables et de découvrir ensemble à quel point, contrairement à l’image de sérieux qu’elle nous donne, la photographie de nus peut certaines fois s’avérer fantaisiste, nous divertir dans d’autres, avec des représentations baroques et même loufoques, ‒modérément sérieuses en tout cas. Cela dès la parution des premiers recueils de photos de nus publiés en planches à Leipzig à la fin du 19e s. par de graves Herrs Doktors qui abandonnaient leur sérieux professionnel d’architectes à la porte du studio. Mais, faut-il vraiment considérer Max Koch et Otto Rieth comme les auteurs de Der Act (Le nu), ‒ j’entends comme les photographes qui manipulaient la chambre où se forment les images du livre futur, ou bien n’en étaient-ils pas plutôt essentiellement les scénographes, inventant des architectures d’os et de chair à l’aide de praticables (Ill. 1, 2 & 3) et de dispositifs de miroirs à 120° (Ill. 4, 5) qui permettaient d’obtenir avec un unique modèle trois sujets, sous différents points de vue et diverses postures en apparence, combinaison illusionniste où, très avant les distorsions de Kerstesz (nous finirons par y arriver) le miroir joue le premier rôle.

Ce grand portfolio de 100 planches imprimé en héliogravure en 1895 et vraisemblablement commercialisé par livraisons de 10 planches, ne fut pas, à en juger par sa rareté aujourd’hui, publié en grande quantité ; il ne se trouve complet que très exceptionnellement (pas plus de sept exemplaires répertoriés de par le monde en bibliothèques publiques) et les collectionneurs qui en possèdent quelques planches disparates sont déjà bien contents.

Plus répandues sont les fantaisies dénudées qu’Émile Bayard (1868-1937) proposa en kiosque à partir d’octobre 1902, en livraisons hebdomadaires de 4 grandes planches de 38 cm de haut sous couverture souple illustrée (Ill. 6). Rien ne prédestinait ce polygraphe spécialisé dans l’histoire des beaux-arts et les arts appliqués, ‒ auteur notamment de la célèbre série de vulgarisation L’art de reconnaître…, à s’investir si pleinement dans « Le nu esthétique. L’homme, la femme, l’enfant. Album de documents artistiques inédits d’après nature (E. Bernard, imprimeur-éditeur, Paris), sauf qu’il était admis à l’époque que la photo de nu était un précieux outil de création pour les artistes. À raison de souvent 7-8 clichés par planche, découpés comme au ciseau et mis en page n’importe comment, encadrés par des cernes ou emprisonnés dans des cartouches de forme irrégulière (Ill. 7), parfois fort inesthétiques, dont la physionomie générale d’ailleurs varia au cours de la publication, c’est un gynécée de plusieurs centaines de femmes (dont quelques-unes fréquemment représentées) accompagnées d’hommes, vieillards, enfants, garçonnets et adolescentes, et …quelques animaux fabuleux, qui était proposé pour un franc (Napoléon) à la concupiscence de nos arrière-grands- pères.

À partir de la quatrième année, la double page constituée par le verso de la couverture fut très fréquemment occupée par une unique photo comportant jusqu’à huit, voire dix, modèles nus (Ill. 8) regroupés dans des mises en scène d’une imagination débridée reposant sur de lourdes analogies conventionnelles, où le kitsch le dispute au cocasse, à l’énigme : « Une idée dominante nous vint, celle d’un point culminant d’où se déroulerait une grappe. Une femme monta si haut qu’elle put monter (Ill. 9) – elle eut vite le vertige et céda bientôt sa place à une autre plus intrépide, puis, successivement les échelons au-dessous se garnir de modèles, « habillant » l’échelle, cherchant des ramifications, une masse homogène qui enfin, à force de tâtonnements, fut réalisée. » (commentaire d’É. Bayard, Le nu esthétique, n° 44, p. 31, mai 1906). Ainsi est-on amené de cette ascension vers quelque comble à huit sur l’échelle (de la vertu?) au mol assaut opposé par une troupe de vierges peu vindicatives au rapt d’un centaure lui-même peu farouche (Ill. 10) ou au simulacre de crucifixion d’une belle jeune femme (Ill. 11), quasi épanouie à cette perspective qui aurait porté Sade à l’extase, à se demander si, dans ces centaines de pages où les femmes chevauchent des lions de pacotille ou naviguent sur des dauphins en carton-pâte (Ill. 12) empruntés au magasin d’accessoires de Méliès, la photo de nu telle que la pratique Bayard est autre chose qu’un prétexte à réaliser, ‒ donner forme réelle et concrète, un délire mâtiné de mythologie et de religiosité, d’emblèmes et de symboles. « Dans le format éployé de nos deux pages immaculées, la Renommée a épanoui ses blanches ailes (Ill. 13).Cette figure symbolique salue à,la fois notre succès et nos efforts. » (Le Nu esthétique, n° 37, p. 4, Oct.1905).

Ceci dit, il y a quelque chose d’envoûtant, d’absolument sidérant même, dans l’extravagance, l’excentricité accumulées ici avec une certaine innocence durant les soixante semaines de la publication. Bayard n’était pas photographe ; il n’était guère artiste non plus ; en revanche, c’est un inépuisable discoureur, remarquable analyste qui ne fléchit pas un instant à diriger en tous sens sa réflexion, réflexions sur la nudité, sur les différences entre les sexes, sur la beauté féminine…, à tenir en haleine ses lecteurs sur les quatre pages hebdomadaires de papier journal trop fin concédées à ses dissertations. Aussi bien qu’à regarder il donne à lire, à réfléchir. Ce qui entre autres justifie notre intérêt et notre considération pour lui.

Son photographe, E. Forestier, sur qui notre ignorance est totale, n’était pas plus artiste, tout juste un tâcheron de l’objectif. Quelques pages feuilletées au hasard suffiront à en convaincre : la négligence des décors, les coulisses visibles au spectateur diversement encombrées, les sols garnis de carpettes chiffonnées, les modèles photographiés très divers certes, mais quelquefois disgracieuses, pas avares de postures gauches et lourdes, tout cela témoigne d’une incurie et d’un laxisme tout bonnement effarants ; bien de nature en tout cas à susciter l’indignation d’un Bouguereau, d’un Gérôme, peintres si soignés et exigeants, dont Bayard pourtant ne cessa de se réclamer numéro après numéro sur les couvertures de sa publication !

Vendu par livraisons hebdomadaires, ‒à prix abordable par suite, Le nu esthétique fut largement diffusé, ce d’autant plus que son éditeur en mit sur le marché des compilations annuelles (et même bisannuelles) regroupées sous un très beau portfolio cartonné gaufré, rehaussé à l’or (Ill. 14), encore très plaisant. Relégués au grenier durant l’entre-deux-guerres, ces magazines périmés furent dispersés après la seconde guerre et, au cours des années 60, les flâneurs des quais de la Seine, un peu éberlués, pouvaient acquérir pour quelques sous dans les boîtes des bouquinistes quelques-unes de ces feuilles devenues d’étonnants vestiges de l’érotisme 1900. Des fragments au moins du Nu esthétique figurent dans toutes les collections de curiosa, du moins celles des collectionneurs qui manifestent un intérêt historique, sociologique ou esthétique (?) pour le nu 1900. Du fait que les planches n’ont plus été paginées après la seconde année de parution, il est devenu quasi impossible de retrouver l’ordre initial de celles qui au cours des ans (plus d’un siècle !) ont immanquablement été déclassées par les manipulations. Aussi, les exemplaires complets ‒ et dans un ordre proche de l’origine, sont bien rares, pour ne pas dire exceptionnels (même celui de la BnF présente des lacunes et quelques passages en désordre) et peuvent de ce fait atteindre des prix un peu exigeants.

Hormis en Allemagne, les recueils de photos de nus imprimées ne furent pas vraiment très abondants avant 1920 ; encore moins ceux qui, comme le Nu esthétique, étaient marqués au poinçon de la fantaisie et de la lubie ; et il faudra attendre un quart de siècle pour que se manifeste à nouveau cet état d’esprit et que, sous l’influence, entre autres, de Dada et du surréalisme, la photo de nu revête une créativité débridée tout à fait explosive. Ce sera l’objet de ma prochaine chronique.

Alain-René Hardy

L’ivre de nus

[email protected]

 

                                                                                                       

LÉGENDES DES ILLUSTRATIONS

1) Pl. 25 de Der Act (Le nu), Max Koch et Otto Rieth, Ed. Bauer, Leipzig, 1894

2) Pl. 46 de Der Act (Le nu), Max Koch et Otto Rieth, Ed. Bauer, Leipzig, 1894

3) Pl. 97 de Der Act (Le nu), Max Koch et Otto Rieth, Ed. Bauer, Leipzig, 1894

4) Pl. 5 de Der Act (Le nu), Max Koch et Otto Rieth, Ed. Bauer, Leipzig, 1894

5) Pl. 2 de Der Act (Le nu), Max Koch et Otto Rieth, Ed. Bauer, Leipzig, 1894

6) Couverture de la livraison n° 26 (nov. 1904) du Nu esthétique.

7) Une planche de la 1° année (1903) du Nu esthétique avec 9 photos de nu cernées de cartouches irréguliers

8) Tirons sur la corde. Pl. publiée dans le n° 34 du Nu esthétique (juil. 1905)

9) Toutes à l’échelle. Pl. publiée dans le n° 44 du Nu esthétique (mai 1906)

10) Sus au centaure. Pl. publiée dans le n° 36 du Nu esthétique (sept. 1905)

11) Crucifixion en rose. Pl. publiée dans le n° 37 du Nu esthétique (oct.. 1905)

12) Taxi nautique. Pl. publiée dans le n° 35 du Nu esthétique (août 1905)

13) Trompette de la Renommée, êtes-vous bien embouchée ? Pl. Double (hr 55 cm) publiée dans le n° 37 du Nu esthétique (Oct.1905).

14) Portfolio rassemblant la 3e année de parution (1905) en un recueil, en fait d’octobre 1904 à septembre 1905

 

Merci de vous connecter ou de créer un compte pour lire la suite et accéder aux autres photos.

Installer notre WebApp sur iPhone
Installer notre WebApp sur Android