A l’occasion de l’exposition Images à la sauvette à la Fondation Henri Cartier-Bresson, L’Œil de la Photographie publie le texte d’Agnès Sire, directrice de la fondation HCB, intitulé Le mythe de l’instant décisif, piège ou révélation ?, extrait de De l’errance de l’œil au moment qui s’impose, quelques pistes pour mieux voir paru en 2009 dans Revoir Henri Cartier-Bresson aux éditions Textuel.
« André Breton m’a appris à laisser l’objectif fouiller dans les gravats de l’inconscient et du hasard », Henri Cartier-Bresson, 1995.
« Il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, et le chef-d’œuvre de la bonne conduite est de connaître et de prendre ce moment ». Cette phrase extraite des mémoires du Cardinal de Retz publiée en 1717 figure, tronquée, en exergue au texte écrit par Henri Cartier-Bresson pour introduire son livre Images à la Sauvette. C’est Tériade, son éditeur, pour les Éditions Verve, qui la lui avait suggérée en 1952, et il ne pouvait imaginer à l’époque à quel point elle allait compter par la suite. En effet, cet ouvrage est coédité aux États-Unis avec l’éditeur Simon and Schuster, qui hésite à traduire “Images à la Sauvette” – ce qui aurait été tout à fait possible – mais cherche un titre plus clinquant. Finalement, Cartier-Bresson acceptera “The Decisive Moment”, qui figurera donc en couverture du livre, écrit de la main de Matisse qui signe le papier découpé de la couverture.
C’est donc ainsi que, depuis lors, cette notion d’ “Instant décisif” est quasiment toujours accolée au nom d’Henri Cartier-Bresson. Cette formule a fait école, elle est devenue une sorte de définition de l’acte photographique pour certains photographes, à détrôner par d’autres. Au début des années 1980 est apparue la notion de “temps faible” par opposition au temps décisif, notion magistralement développée dans le texte d’Alain Bergala qui introduit l’ouvrage de Raymond Depardon, Correspondance New-Yorkaise.
L’erreur, le quiproquo à propos de cet instant décisif accolé au nom de Cartier-Bresson est en fait qu’il est devenu une sorte de norme, comme s’il n’y avait qu’un bon moment, celui où tout est en place de façon géométrique.
De nombreux photographes se sont fourvoyés en tentant d’imiter cet équilibre. Malgré cela, cette notion s’est imposée et a quelque peu simplifié la façon dont l’œuvre d’Henri Cartier-Bresson a été perçue, comme un arbre qui cache la forêt.
En 1974, Cartier-Bresson admettait volontiers : « Le Leica est pour moi un carnet de dessins, un divan de psychanalyste, une mitraillette, un gros baiser bien chaud, un électro-aimant, une mémoire, un miroir de la mémoire. » Nulle trace ici d’un prétendu enregistrement d’une réalité, mais bien plus de mémoire (et donc du passé), de divan de psychanalyste (faire ressurgir le passé) et de miroir de la mémoire (l’image du passé). Il a également fréquemment exprimé que sa photographie était une « abstraction d’après nature ». Cet accident poétique ne gît pas là à portée de tous, il s’offre à certains à travers l’appareil photo, à condition d’être un bon passeur, ce qui, selon Walker Evans, ne faisait aucun doute : « Cartier a toujours été une sorte de medium spirite : la poésie parle parfois depuis son appareil photo. »
Le moment décisif ne serait-il donc pas plutôt cet art de l’accident poétique, savoir le voir et le saisir pour éviter “l’Instant perdu” à tout jamais : un miroir de la mémoire, un moment sauvé par l’artifice de la surface sensible du film ?
Agnès Sire
Agnès Sire est la directrice de la Fondation Henri Cartier-Bresson, à Paris.
Images à la Sauvette
Du 11 janvier au 23 avril 2017
Fondation Henri Cartier-Bresson
2, impasse Lebouis
75014 Paris
France