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Le chic français : images de femmes 1900-1950

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Le Musée Nièpce, à Chalon-sur-Saône, présente ce mois ici une exposition offrant un regard rétrospectif sur l’histoire de la photographie de mode au début du XXème siècle en France, avec plus de 300 œuvres (photographies, magazines, dessins…). Un superbe livre est aussi disponible.

Les photographies de mode ont leur langage propre à l’instar de toutes les images. Ce langage est fondé sur une syntaxe mouvante qui se traduit par un registre de formes, de compositions, de couleurs, de structuration de la page, de choix des modèles. C’est en l’occurrence le cas pour les magazines de la mode féminine qui vont évoluer de manière radicale dans les années 1920, quelques décennies après leur apparition au passage du siècle.

Dans ces magazines, les photographies vont peu à peu se substituer aux textes, puis aux dessins. Les pages, d’une composition essentiellement scripturale à l’origine, vont laisser la place aux dessins d’artistes coloriés qui envahissent les planches de la Gazette du Bon Ton. Les photo- graphes – Jean Moral, Maurice Tabard, André Steiner – vont progressivement introduire une « Nouvelle Vision ». Enfin, l’arrivée de Carmel Snow en 1929 va changer radicalement la donne avec le magazine Harper’s Bazaar qui offre un regard résolument décalé de la femme moderne.

Ces magazines de mode apparaissent, dans leur extrême diversité, comme un focus sur le monde féminin entre 1900 et 1950. Cependant, ils ne sont que le reflet d’une fiction, que l’illusion d’un monde fantasmé de la femme moderne. Dans l’esprit du lecteur, ce miroir déformant acquiert pourtant une vraie légitimité par l’illusion du réel. Ludger Schwarte, cité dans Véracité de l’image, parle à ce propos « d’images (qui) ne sont plus seulement des reproductions, des mirages, des illusions, des représentations… Elles sont présentation d’éléments physiques, elles sont créatrices d’univers.Elles ne sont plus simplement virtuelles, elles sont physiquement présentes ».[1]

Une certaine idée de la femme, véhiculée par les magazines de mode, procure l’illusion de leur présence physique. Elle est rendue possible par la constitution de l’image, qui est une part, mais une part seulement de la « réalité » représentée. Cette image, à la fois réelle et virtuelle, captive, fascine, au même titre que les icônes chrétiennes, issues de la tradition platonicienne, des eikon qui ne se substituent pas à l’original, mais qui renvoient à lui.[2]

Le choc émotionnel généré par les photographies des magazines de mode n’est pas simplement fictionnel, car il influe sur la construction de l’identité de l’individu et sur ses comportements. La publicité, qui s’est développée significativement à cette époque, a su s’approprier des valeurs qui jusqu’alors relevaient du domaine religieux. Ces valeurs impliquent une adhésion de l’individu et la difficulté ou l’incapacité à toute forme de transgression qui aurait pour effet de fragiliser le message et de mettre en péril l’ensemble du système idéologique qui le sous-tend.
L’image de la femme dans les magazines de mode est en effet une représentation, une construction, une fiction de la société, une image que cette société veut se donner d’elle-même. La femme se doit d’être conquérante, émancipée, moderne et sensuelle. La femme française doit incarner, magnifier un pays qui participe aux destinées du monde, qui part à sa conquête, mais qui cherche aussi à le dominer. Cette conquête est une forme de catharsis non seulement face aux périls qui menacent la nation, mais aussi face aux siècles de domination masculine que la Grande Guerre a paradoxalement contribué à saper.

Bien entendu, ces photographies ne rendent nullement compte du statut réel de la femme française dans la première moitié du XXe siècle. Ce qui est montré d’elle n’est pas ce que l’on peut en dire. Les images fascinent, tétanisent le regardeur par leurs qualités formelles, par leur pouvoir de suggestion et par les fantasmes qu’elles génèrent. Leur interprétation anthropologique révèle ainsi toute la difficulté de leur perception et de la façon de les déchiffrer au-delà d’une approche purement esthétique. Abigail Solomon-Godeau note à cet effet que « […] Figure autant mythique, sociologique que démographique apparue dès le début des années 1880, celle-ci est alors un objet de peurs et de fantasmes, une cible pour les publicitaires et l’industrie du spectacle, un enjeu dans les débats politiques nationaux, une possible menace pour les intérêts masculins dans le monde du travail, un fléau pour les pro-natalistes, un symbole d’immoralité et de licence sexuelle… inséparable de ce que Rita Felski a nommé “the contradictory and conflictual impulses shaping the logic – or rather logics – of modern development” [« les pulsions contradictoires et conflictuelles qui façonnent la logique – ou plutôt les logiques – de l’évolution moderne »] ».[3]

Les modèles de ces magazines, séduisants, érotisants, incarnent des idéaux de beauté d’une classe sociale dominante et d’une société en pleine expansion, où s’opère un passage radical vers un monde ouvert, industriel, mondialisé et où elles ont pour mission de transmettre ces valeurs, y compris auprès des classes populaires, qui se les réapproprient par capillarité.

La magie produite par les images ne saurait faire oublier les conditions de leur réalisation. Le monde de la mode, le contexte économique, la personnalité des photographes et de leurs modèles induisent des questionnements qui portent et qui interrogent, au-delà des simples qualités esthétiques des photographies, sur les tensions entre, d’une part le monde réel de la création et d’autre part l’invention de l’irréel et du symbolique. François Laplantine parle d’une connaissance par le regard, c’est ce à quoi peut nous inviter la lecture critique du monde virtuel des images afin d’approcher avec conscience et empathie le monde réel.

 

William Saadé

William Saadé est un auteur et commissaire spécialisé dans les arts. Il est le directeur artistique du Palais Lumière, à Evian-les-Bains.

 

Le chic français : images de femmes 1900-1950
Du 10 février au 20 mai 2018
28 Quai des Messageries
71100 Chalon-sur-Saône
France

www.museeniepce.com

[1] Ludger Schwarte,
« Véracité de l’image », in Thierry Davila et Pierre Sauvanet (éd.), Penser l’art et l’histoire avec Georges Didi-Huberman,
Les presses du réel, 2011,
p. 223-251.
[2] Suzanne Saïd,
« Deux noms de l’image en grec ancien : idole et icône », Comptes-rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, séances de l’année 1987, avril-juin,
p. 328-329.
[3] Abigail Solomon-Godeau,
« Nouvelles femmes et photographie de la nouvelle vision dans le creuset de la modernité »,
Magazine du jeu de Paume, 2015, disponible en ligne : lemagazine.jeudepaume.org/ 2015/10/abigail-solomon-godeau-nouvelles-femmes-et-photographie-de-la-nouvelle-vision-dans-le-creuset-de-la-modernite-fr/

 

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