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Dust, histoires de poussière au BAL

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« La poussière. Elle est partout. Dans les recoins de nos maisons, de nos usines. »

L’exposition Dust – Histoires de poussière d’après Man Ray et Marcel Duchamp retrace la vie et les tribulations d’une étrange photographie réalisée en 1920 par Man Ray. Ou était-ce Marcel Duchamp ? Ou peut-être Man Ray et Marcel Duchamp ? La photographie est sans prétention mais énigmatique. C’est un document. C’est une œuvre d’art. C’est un document sur une œuvre d’art. Elle est réaliste et abstraite. C’est une nature morte et un paysage. Peut-être même une performance. Je vous dirais volontiers son titre si je le connaissais.

Au début, personne ne s’est beaucoup intéressé à cette image, mais avec le temps elle est devenue un talisman, un secret silencieux, une clé pour découvrir à la fois un ordre caché de la photographie et la révolution qu’elle préfigure dans l’histoire de l’art. Peut-être même symbolise-t-elle l’effondrement de notre époque et la fondation d’une nouvelle ère.

La poussière. Elle est partout. Dans les recoins de nos maisons, de nos usines. Elle s’insinue dans nos villes, menace l’ordre aseptisé de notre monde moderne. Nous la combattons. Nous la chassons, mais elle ne cesse de réapparaître, domestique et cosmique.

En 1920, l’artiste Man Ray rend visite à son ami Marcel Duchamp dans son atelier new-yorkais. Là, il voit une plaque de verre posée à plat, recouverte d’une épaisse couche de poussière. Ce n’est pas le résultat d’une négligence : Duchamp a volontairement laissé la poussière s’accumuler durant des mois. C’est l’un des stades d’élaboration de ce qui deviendra sa plus grande œuvre en techniques mixtes, La Mariée mise nu par ses célibataires, même, également connue sous le nom de Grand Verre (1915-1923). L’épaisseur de la poussière représente l’épaisseur du temps. Man Ray se souvient :

« En la regardant tandis que je faisais la mise au point, cette œuvre m’est apparue comme un étrange paysage vu de haut. On y voyait de la poussière ainsi que des morceaux de tissu et de bourre de coton qui avaient servi à nettoyer les parties achevées, ce qui ajoutait au mystère […] Il fallait un long temps de pose ; j’ai donc ouvert l’obturateur et nous sommes partis déjeuner pour revenir une heure plus tard environ ; j’ai alors fermé l’obturateur. »

Peu après, Man Ray s’installe à Paris. En octobre 1922, la photographie paraît pour la première fois dans la revue d’avant-garde Littérature. Elle porte la légende suivante :

Voici le domaine de Rrose Sélavy / Comme il est aride – comme il est fertile / comme il est joyeux – comme il est triste ! Vue prise en aéroplane par Man Ray. 1921.

Rrose Sélavy est le double féminin que Duchamp s’est créé pour brouiller l’idée de l’artiste masculin singulier. Une vue prise en aéroplane ? Le public connait ce genre d’image grâce au développement de la photographie de reconnaissance aérienne durant la Première Guerre mondiale et aux nombreuses publications de vues d’avion dans les magazines populaires illustrés.

Toujours en octobre 1922, T.S. Eliot publie The Waste Land, l’un des plus grands poèmes de notre époque moderne troublée. « Je te montrerai ta peur dans une poignée de poussière », écrit-il. Le même mois, Ernest Hemingway comprend la peinture cubiste en découvrant Paris depuis les airs. Pendant ce temps, dans toute l’Europe, des photographes d’avant-garde commencent à expérimenter d’étranges angles de prise de vue, à explorer la combinaison de textes et d’images, à choisir des sujets insolites.

Au fil des décennies, la photographie de Man Ray va paraître dans divers ouvrages, revues et magazines. Chaque fois, elle est cadrée ou présentée différemment, accompagnée d’une nouvelle légende et située dans un autre contexte. Puis, en 1964, à une époque où les milieux artistiques commencent à prendre Duchamp au sérieux, l’image est officiellement intitulée Élevage de poussière et tirée dans une édition de dix épreuves, chacune signée au recto à la fois par Man Ray et Marcel Duchamp.

Dans les ouvrages et les expositions consacrés à Man Ray, cette photographie, considérée comme visionnaire, occupe une place essentielle. Dans les ouvrages et les expositions consacrés à Duchamp, ce n’est qu’un simple document, une vue prise lors de l’élaboration de la plus grande œuvre de l’artiste.

Ballottée entre diverses catégories et définitions, Élevage de poussière illustre parfaitement ce que le statut incertain de la photographie peut receler de fascinant et d’ambigu. Dans les années 1960 et 1970, les artistes conceptuels y voient une préfiguration de leurs réflexions sur les questions de signification, de contexte et de processus. On en retrouve des échos dans le travail de personnages aussi divers que Bruce Nauman, Edward Ruscha, John Divola et Gerhard Richter. Par son utilisation de matériaux pauvres, Élevage de poussière sera considéré comme annonçant le travail des artistes associés à l’Art brut, à Fluxus et à l’Arte povera. L’image est revendiquée par tous ces mouvements mais n’appartient à aucun d’entre eux. Elle a également servi de contrepoint a priori improbable à l’imagerie militaire, à la photographie policière, aux pratiques documentaires, au photojournalisme.

Plus récemment, avec l’intérêt accru porté au statut de la photographie en tant que trace du réel, cette image en est venue à symboliser la relation complexe qu’entretient le médium avec la réalité. Lorsque l’artiste Sophie Ristelhueber photographie les déserts du Koweït après le départ de l’armée irakienne, elle puise son inspiration en partie dans Élevage de poussière. Ses images, à la fois figuratives et abstraites, claires et énigmatiques, nous interrogent sur « l’évidence photographique ».

Cette étrange photographie insolite, presque centenaire, peut-elle être une clef pour la compréhension de notre siècle ? L’exposition raconte une histoire spéculative. L’histoire d’une seule et même photographie qui nous confronte à une exploration du temps, à un concentré de hasards, d’incertitudes spatiales, d’ambiguïtés sur l’origine de l’image et sur son auteur, à un sentiment d’instabilité, à un effacement des frontières établies entre photographie, sculpture et performance, à une méditation sur la notion de processus, à une dissociation de l’image et du texte et à un effondrement des distinctions classiques entre document et œuvre, formalisme et informe, cosmique et domestique. Cette image, presque triviale et anodine, va se révéler étonnamment complexe, persistante, influente et visionnaire.

David Campany, commissaire de l’exposition

EXPOSITION
Dust, histoires de poussière
Jusqu’au 17 janvier 2016
BAL
6, impasse de la Défense
75018 Paris
http://www.le-bal.fr

 

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