Située à 163 kilomètres au nord du cercle polaire arctique, la ville d’Igarka est fondée en 1929, pour les besoins de l’exploitation forestière. Vingt ans plus tard, des milliers de prisonniers sont déportés dans la région. « Ennemis du peuple », ils seront victimes du Goulag, le système de travail forcé que le régime soviétique a poussé jusqu’à des extrêmes. Dans cette région, les déportés travaillent sur le projet de voie ferrée reliant Igarka à Salekhard. La plupart mourront de faim, d’épuisement ou de froid — l’hiver, températures stagnent autour de – 40 degrés.
Un grand nombre de ces prisonniers sont d’origine lettone. C’est le cas de la famille de George Avetisyan, dont la grand-mère est déportée à Igarka en 1941. Sa mère y naîtra en 1952. Le photographe a voulu rendre hommage à son histoire familiale devenue taboue ainsi qu’à tous ceux qui ont connu le même destin, qu’ils y aient succombé ou aient pu en réchapper. Suivant la trajectoire de sa grand-mère en 1941, il fait le trajet en train depuis Moscou. Par la fenêtre, les paysages disparaissent graduellement sous la neige, exacerbant ce sentiment d’inquiétude face à un futur incertain. Il termine en avion jusqu’à Igarka, le projet de chemin de fer n’ayant finalement jamais abouti.
Arrivé à destination, muni d’un Salut, cet appareil moyen-format de fabrication soviétique, et d’un objectif Mir « aussi fiable que le système soviétique », George Avetisyan va à la rencontre des habitants. Eux sont tournés vers le futur. Le photographe écoute le récit de leurs espérances : la renaissance du projet de chemin de fer, l’ambition de devenir une capitale pétrolière, un regain agricole ou de l’industrie du bois, la fin des règlementations drastiques entourant la pêche… Il fait leur portrait, chez eux, dans ces intérieurs chargés de motifs si caractéristiques de la Russie.
Sous certains portraits un QR code nous entraîne vers une vidéo. Face caméra, huit femmes forment un groupe multicolore, alignées pour entonner le chant Oh Varenka, Varenka au son de l’accordéon. Depuis Igarka, ces voix viennent déchirer le silence souvent inhérent à la contemplation d’un livre autant que celui, ouaté, de cette Sibérie enneigée « qui renferme une histoire sombre et silencieuse et gèle les témoignages dans le temps » : après son départ d’Igarka, la grand-mère du photographe n’a plus jamais reparlé de cette période.
L’ensemble de l’ouvrage de George Avetisyande repousse les limites du livre photographique, dont l’expérience s’enrichit de nombreux gestes. Le lecteur ne se contente pas de feuilleter des pages. Dans une boîte d’archives, il trouvera divers documents — des photographies, une carte de l’Union Soviétique, une lettre de son cousin évoquant l’histoire de sa famille, un document du KGB, un journal intime ou encore des coupures de presse — avant de pouvoir finalement accéder au livre.
Ce mélange de formats lui permet de donner une portée politique à son histoire personnelle : « Le régime russe continue d’utiliser les mêmes méthodes. Plus d’un million de personnes ont déjà été déportées des territoires temporairement occupés vers les régions de l’Extrême-Orient en Sibérie. Il est essentiel de faire prendre conscience de cette histoire à travers un processus multidisciplinaire, de recherche et de compilation. »
Dans les années 1940, des milliers de prisonniers politiques ont trouvé la mort lors de la construction d’une ligne de chemin de fer reliant Igarka à Salekhard. À quelques dizaines de kilomètres de Salekhard se trouve la prison dans laquelle Vladimir Poutine a fait enfermer le leader de l’opposition russe, Alexeï Navalny. Il y est décédé le 16 février dernier. L’histoire n’a pas fini de se répéter.
George Avetisyan – Motherland. Far Beyond the Polar Circle
Milda Books, 2023
237 x 285 mm,120 pages.
Disponible dans toutes les bonnes librairies et en ligne.