Inspirée par l’héritage de voyage de la Maison, la collection Fashion Eye de Louis Vuitton évoque des villes, des régions ou des pays à travers les yeux de photographes de mode, des talents émergents à ses légendes.
Existe-t-il meilleur endroit que la Californie pour se mettre en scène ? Pas vraiment, d’après la série de Kourtney Roy. La photographie joue les modèles, admettons plutôt l’actrice, dans cette appropriation des lieux communs de la côte Ouest. Que reste-t-il derrière les « clichés », derrière les paysages qui ressemblent aux plateaux d’Hollywood, derrière la vie véritable des gens qui font normalement parti du décor ? Il reste l’immuable beauté des espaces que l’on ne regarde plus.
En feuilletant pour la première fois ce livre, on pourrait croire à un roman-photo sans texte ou un road moviesans voiture. C’est après la lecture de l’interview de l’artiste par Patrick Remy, éditeur du livre, que l’on comprend. Si Kourtney Roy est d’abord photographe, elle est aussi une actrice proche du clownesque qui envisage son tour de la Californie comme un grand spectacle, un tas de costumes et d’accessoires sur la banquette arrière. Son allure de dactylo délurée, tirant parfois sur la pin-up sans-gêne, s’insère parfaitement dans les paysages au ralenti de Los Angeles ou de la route 66. La démarche, censée réveiller le regard sur les objets devenus invisibles, fonctionne dans la réappropriation des lieux. La spontanéité jusqu’au bout des cheveux (des perruques) conduit même la canadienne à se jeter à l’eau dans la baie de San Francisco ou de se couvrir de faux sang sur le Golden Gate. Le projet est total. Mais les décors et les costumes ne suffisent pas à fabriquer une ambiance de film. C’est à la personne devant l’objectif que revient cette conséquence.
En plus du premier rôle, Kourtney Roy tient aussi l’appareil. Elle dévoile avec simplicité les contours d’une Californie que l’on pourrait imaginer comme un lieu de passage. D’abord par les couleurs souvent primaires qu’elle choisit de révéler à leur meilleur teint. Ensuite dans la persistance de lignes verticales et horizontales, rendues possibles par les pylônes ou les allées, comme si la visite de l’État américain s’était faite en travelling. Sa Californie ressemble beaucoup à celle de l’artiste Ed Ruscha dans la fascination pour les couleurs, les panneaux publicitaires ou signalétiques, les stations-services ou les routes sans fin. Elle devient très vite Lynch ou Hitchcock dans le mouvement qu’elle propose, le décalage des atmosphères et la stupéfaction à se retrouver dans des lieux où le calme dérange, comme si on attendait dans ces photos que la mort la surprenne. À vouloir incarner ces « autres lieux », espaces physiques réels capables de faire habiter les imaginaires, elle semble unir les hétérotopies de Michel Foucault aux studios de carton-pâte. La rupture avec le temps réel est consommée.
Cette course à la fois lente et effrénée dans la Californie contemporaine quoiqu’un peu décrépie sert aussi un discours sur la classe moyenne américaine laissée sur la faim des promesses du rêve américain. Le discours social n’a rien de voyeuriste et s’exprime avec douceur dans le traitement des passions des « autres ». Un superman en costume, tout simplement heureux d’être là, ou une mamie cool en séance de bronzage servent de compagnons aux scènettes de Kourtney Roy. La présence redoublée des symboles de l’américanisme façon société de consommation (donuts, ketchup, milkshakes) et des pratiques sociales ou culturelles (culturisme, super-héros, baseball) traduisent la volonté de saisir de son objet sans jugement, car les symboles ne deviennent pas icônes. Ils s’insèrent de tout leur naturel dans ce portrait qui non orienté. Ni romantisme d’une Amérique passée ni jugement kitschsur son présent ne viennent trahir les pages.
Une question demeure : comment traiter des lieux communs sans en faire des « clichés » ? La mise en scène de la photographe aide à formuler une réponse. Son approche du « moi » est libératrice. Elle ouvre des possibles. Dans ces autoportraits, le décalage proposé par la différence entre le sujet -représenté- et l’artiste -représentant- favorise la redéfinition des identités dans l’espace et dans le temps. Ainsi, la Californie de Kourtney Roy devient un territoire de jeu où la beauté s’exprime sans complexe, puisque rien n’est pris au sérieux, tant que chacun vit comme il le souhaite.
Rémi Baille