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Jeanloup Sieff et la mode, 1960-2000

Jeanloup Sieff (1933-2000) est sans doute l’un des plus grands photographes de mode et portraitistes français de la seconde moitié du xxe siècle. Il est donc étrange que, parmi les nombreuses publications consacrées à son œuvre, aucune n’ait encore été dédiée à ses photographies de mode. Cette constatation nous a conduites à une exploration approfondie de ses archives afin de tenter de présenter une vision exhaustive de la carrière de Jeanloup Sieff, photographe de mode. Cette sélection de photographies exceptionnelles – nombre de clichés iconiques, mais aussi beaucoup d’œuvres rares ou encore inédites – embrasse son travail du début des années soixante à la fin des années quatre-vingt-dix, reflétant un style incomparable, mélange unique d’ élégance et de fantaisie, de romantisme et de mélancolie.

Le premier cliché de mode de Jeanloup Sieff date de 1952. Le mannequin est une amie et il a réalisé lui-même le dessin qu’elle contemple. Sa carrière de photographe commence véritablement peu après, au milieu des années cinquante, quand il obtient une commande pour le magazine de mode Elle. Les années soixante, temps de la « révolte de la jeunesse » et de la naissance de la culture pop, enchantent également Sieff. La photographie et la mode prennent alors le pouls de l’époque. Plein d’énergie et d’espoir, il s’installe de 1961 à 1966 à New York, qui est alors la « Mecque de la photographie », afin d’y travailler avant tout pour Harper’s Bazaar, mais aussi pour Show, Glamour, Esquire, Look et Life. Ces magazines progressistes – voire d’avant-garde – sont alors des laboratoires d’idées et de concepts esthétiques d’une grande liberté expérimentale. Ils respirent le tempo et l’énergie de l’époque, tout en réunissant les développements les plus récents de la mode, de la culture pop, de l’art et de la musique. Des directeurs artistiques comme Marvin Israël (pour Harper’s Bazaar) et Henry Wolfe (pour Show) y seront pour beaucoup.

Cet environnement terriblement stimulant va donner des ailes à Jeanloup Sieff et lui permettre d’élaborer un nouveau langage iconographique et de nouvelles techniques – dont l’esthétique du grand-angle –, rompant ainsi avec les conventions des années cinquante. Non plus poupées ou présentoirs vaguement animés, les modèles peuvent désormais avoir l’air de femmes réelles ; les visages ne sont plus figés comme des masques, elles sont moins maquillées et les beautés classiques font place à des visages plus originaux, moins interchan- geables. Les it-girls et autres jeunes mondaines de l’époque s’appellent Jean Shrimpton, Penelope Tree, Twiggy ou Marisa Berenson : Sieff les photographie de telle façon qu’un seul regard donne une idée de leur être. Il réussit à saisir la personnalité et l’individualité des modèles, au-delà de la simple attention qu’il porte aux sujets, comme l’a justement remarqué le collectionneur Gert Elfering : « Jeanloup Sieff était un passionné […] typiquement français […]. Il obtient des femmes ce que personne d’autre n’obtient. Quelque chose comme le sourire de Mona Lisa. »

Inspiré par les films d’Antonioni et de Bergman, mais aussi par une collaboration régulière avec des danseurs, Jeanloup Sieff parvient à donner à la photographie de mode une signification nouvelle. Il expérimente des mises en scène surprenantes, pleines d’esprit et de fantaisie : les modèles sont photographiés en studio, sur des fonds monochromes, puis les tirages sont exploités dans d’autres situations comme des « images dans l’image » (voir, par exemple, le tirage dans la cage à oiseaux, page 87). La ville, les décors architecturaux modernes ou historiques se transforment en studio, de même que les paysages. « Sortir du studio », telle est sa devise. Sieff montre le look spatial, froid et austère des filles de Courrèges, lunettes et combinaison blanche minimaliste d’astronaute, dans le cadre tout aussi minimaliste de la Fondation Maeght. L’espace occupé par la mode proprement dite est finalement très réduit dans les clichés de Jeanloup Sieff. Le photographe cherche à affiner la perception de cette mode au moyen de petites silhouettes actuelles, au milieu des architectures grandioses de New York ; il inclut systématiquement des éléments et des décors de reportage, pour élargir et renforcer le potentiel narratif de la photographie de mode. C’est ainsi que, en 1962, visitant les studios Universal d’Hollywood dans le cadre d’un travail pour Harper’s Bazaar, il découvre la maison perchée sur la colline qui a servi de décor pour Psychose d’Hitchcock. En lui faisant miroiter la perspective de jolis modèles à regarder, Sieff attire le réalisateur pour trois quarts d’heure de prise de vue. Obéissant aux indications du photographe, Hitchcock poursuit le modèle Ina avec des gestes menaçants, comme s’il avait l’intention de l’étrangler. Naît alors une parodie qui peut être perçue également comme un hommage au film d’Hitchcock. Des voitures de collection – une des passions du photographe tout au long de sa vie – sont présentes comme autant d’éléments iconographiques structurants. Elles s’intègrent à la toile de fond sur laquelle est présentée la mode, avec son glamour et sa mise en valeur des corps. Autres sources d’expression inépuisables : les mimiques des modèles, les postures et les cadrages souvent radicaux choisis par le photographe.

En 1966, Sieff revient à Paris, sa ville natale. Des magazines comme Elle, Vogue (édition française), Paris-Match, Queen, Nova et Tween lui passent commande, afin de donner du glamour à leurs parutions. Il fascine désormais par la vision de plus en plus personnelle de ses images. Le Dos d’Astrid ou La Robe trop étroite témoignent de façon impressionnante de ce style inimitable fait d’élégance, de beauté et de clarté graphique. Ces clichés sont la traduction de ses efforts inlassables pour saisir la beauté éphémère, teintée d’une tendre mélancolie d’un « temps à jamais perdu ».

Les photographies de Jeanloup Sieff sont présentes dans les collections de nombreux musées, dont le Centre Pompidou et le musée d’Art moderne de la Ville de Paris, ainsi que le Museum Ludwig à Cologne. En France, Jeanloup Sieff a le statut d’un maître de la photographie : le musée d’Art moderne de la Ville de Paris lui a d’ailleurs consacré une grande rétrospective en 1986. Les plus hautes distinctions lui ont été accordées : prix Niépce (1959), chevalier des Arts et Lettres (1981), grand prix national de la Photographie (1992). Par ailleurs, il a publié de nombreux livres de photographies.
La présente publication permet donc de contempler ses images de la plus belle façon. Les essais introductifs à chaque décennie apportent en outre les renseignements indispensables sur l’esprit du moment et sur la mode correspondante.

Nous voudrions ici remercier chaleureusement tous ceux qui ont participé à cette publication. Avant tout, les auteurs, Philippe Garner, Patrick Mauriès, Franca Sozzani et Olivier Zahm, pour leurs contributions si riches. Nous aimerions tout particulièrement remercier Harri Peccinotti, ami de Sieff, ancien directeur artistique de Nova et graphiste concepteur de l’ouvrage, pour sa magnifique maquette. Notre gratitude spéciale va également aux Éditions de La Martinière, en particulier à Nathalie Bec et à Marianne Lassandro, ainsi qu’ à Curt Holtz et à Gabbi Ebbecke, de Prestel Verlag. Toutes et tous ont apporté à cette réalisation, depuis le début, leur enthousiasme et leurs compétences.

Notre vœu est que cette célébration posthume contribue à une meilleure perception de la position décidément unique de Jeanloup Sieff dans le domaine de la photographie de mode. Ses photographies sont des poèmes en images dans lesquels on peut s’absorber, et plus encore sans doute. Peu de photographes de mode ont su comme lui refléter dans leurs œuvres, et de façon si intense, tant d’émotion, de poésie et de souvenirs mêlés à un grand souci de narration. Une esthétique et un langage iconographiques emplis de secrets s’ouvrent ici au lecteur, dont les pages des grands magazines de mode portent aujourd’hui encore les échos.
En espérant que ces photographies auront le bonheur de vous faire accéder à l invisible qui se cache ici derrière les apparences de son œuvre.

Ira Stehmann, Barbara Sieff et Sonia Sieff

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