Rechercher un article

In Memoriam : Jean Marquis

Preview

Lundi 2 septembre 2019. C’est jour de rentrée des classes. Les parents accompagnent leurs petits pour le grand saut dans la vie.

Il faisait beau ce lundi à Rambouillet. Jean Marquis, 93 ans, est parti lui aussi accompagné de toute sa famille. Il nous laisse une oeuvre magnifique.

Françoise Denoyelle

 

Jean Marquis, des planches à l’objectif

Jean Marquis avait choisi le théâtre, les feux de la rampe, la liberté des saltimbanques et le vertige des mots. Aux jeux de l’amour et du hasard, les dés tombèrent sur Susie Fischer. Romance. A vingt-trois ans, en 1949,  le jeune homme quitte Armentières, Lille et l’univers du Pavillon bleu sur les rives de la Deûle pour Paris. Toujours le théâtre, comme animateur d’art dramatique. Mariage avec Susie, la cousine de Robert Capa et présentation au mythique reporter, l’âme du bureau parisien de l’agence Magnum, une entreprise artisanale de jeunes photographes. Un autre mythe en devenir. Susie est de la partie, s’affaire au commerce des images. Jean prend bien quelques photographies de plateau, s’emploie aux éclairages de scène, mais de là à embrasser le métier … L’idée chemine pourtant. Capa, toujours prolixe de recommandations et de signes d’amitié,  l’introduit comme apprenti-tireur chez Pierre Gassmann, un photographe reconverti dans le tirage des clichés de ses amis. Les cuvettes de Pictorial Service concentrent le meilleur de la création photographique contemporaine. En premier lieu celle de Magnum. Jean Marquis passe du verbe à l’image. Révélation.

Au printemps 1953, le contrat chez Gassmann se termine, place à l’adoubement. Premiers reportages : Foire du Trône, concert de Sidney Bechet, grève à la SNCF … L’entrée chez Magnum exige un sujet de plus vaste envergure. Retour sur la Deûle, sur les terres du Nord de son enfance. S’en viennent les jours d’autrefois : l’entreprise familiale liquidée en 1936, la reprise du Pavillon bleu, une auberge sur les bords de la rivière où son père, radical-socialiste, haranguait les mariniers  dans un paysage de canaux, de terrils, d’usines et de corons transpirant la vie âpre et solidaire d’ouvriers si proches et si lointains dans leur silence empreint de dignité.

A l’automne, le voici, de plain pied dans cette France à peine sortie de la guerre. Dure au travail, toujours à la peine. Il faut reconstruire le pays et à l’agence, affirmer un regard. Premier reportage d’importance. Les lignes de force de l’œuvre et le vocabulaire du style s’esquissent déjà. Sensibilité aux situations les plus banales, aux hommes ordinaires, aux sites sans importance. Justesse du cadrage, sens de la composition, équilibre des contrastes, maîtrise de la lumière, des clairs obscurs et des noirs profonds.

Magnum, une autre vie. Avec Ernst Haas, Inge Morath, Jean Mounicq, Kryn Taconis, Marc Riboud, Jean Marquis rejoint le club très fermé des seigneurs de l’objectif. La photographie n’est pas ingrate et lui rend les enchantements du théâtre. L’homme est doué, les images d’une qualité rare. A l’aune des confrontations de sensibilités diverses, des aspirations à l’excellence de chacun, des luttes d’influences subtiles des plus brillants, Marquis se forme, prend la mesure de ses capacités et des territoires offerts à sa maturité professionnelle. Capa l’envoie sur les plateaux de cinéma, il sillonne la Hongrie, la patrie d’origine des Fischer, déclenche en toute liberté au gré des opportunités, au filtre d’une sensibilité à fleur d’empathie.

La mort accidentelle de Capa (1954) redessine les axes de pouvoir au sein de l’agence. Rupture de Susie avec Magnum. Jean Marquis en fait de même trois ans plus tard. S’il perd un compagnonnage exceptionnel, ses relations avec la presse nationale et internationale n’en sont pas affectées. Susie a rejoint le bureau parisien de Time-Life. Le monde occidental est à portée de viseur. Le New York Times Magazine,Time-Life, L’Express, Science et vie… fournissent de belles commandes. Photographe indépendant, maître de sa production, Marquis, n’en n’est pas moins soumisaux demandes des rédactions. Mode, portraits de célébrités, tournages de films, modernisation du pays, actualité nationale et internationale s’accumulent dans ses archives. Edward Steichen, directeur du MOMA, sélectionne la photographie Rue du petit Muscpour l’exposition  The Family of Man(La Grande famille des Hommes). Quelques reportages notoires lui confèrent une audience de premier plan. De son enquête sur le monde ouvrier avec la journaliste  Béatrix Beck : « Caïn qu’as-tu fait de ton frère ? » (L’Express14,15 et 16 décembre 1955), Albert Camus écrit : « Je défie qu’on puisse lire ces pages sans honte et sans révolte. » Reportage de commande, reportage de conviction, en phase avec les aspirations sociales d’hommes et de femmes meurtris.

En 1963, fort du succès de son livre : La vie d’un cheval de courses. Léon Zitrone,les éditions Robert Laffont, lui proposent de travailler sur un ouvrage d’Aragon :Il ne m’est Paris que d’Elsa. Réticence du poète. « Je ne veux pas qu’on ajoute des pots de fleurs aux pieds de mes vers. » Rencontres, déambulations, monologue. Aragon arpente un Paris « de faux moulins feignant de tourner sur la Butte » chemine dans les soupentes de la mémoire, de l’Hôtel Istria à la rue de Varenne. « Maintenant que la jeunesse n’est plus ici, n’est plus là. » Marquis renoue avec le verbe, capte l’image, saisit la bruissante présence d’Elsa. Entre les mots, entre les ombres, dans la lumière. « Le jour se lève sur la fontaine des Innocents. » Point de pots de fleurs. Des photographies comme des adieux suspendus entre les départs et les retours, comme des bras ouverts entre les deux rives de la Seine et le temps replié au creux des ponts dans l’oubli de ses pas.

Regard distant, sous le signe de l’empathie, pour une descente dans le monde finissant d’une France rurale, perdue dans la campagne corrézienne. Des pans de tradition comme les derniers restes de vie. S’attacher encore à témoigner des conditions d’existence, des savoirs faire en voie de disparition dans une campagne à l’harmonie séculaire. Marquis multiplie les voyages (1965-1967). Cadrer la splendeur de paysages dessinés par le long travail des hommes. Des pays du grand froid il fait sourdre des scènes d’un bonheur sans pareil. L’enfance emmitouflée dans ses rêves, la grâce des femmes dans des paysages de neige. Une allégresse que soulignent les noirs profonds des tirages. Le meilleur de sa production pourtant peu connue. Loin de l’anecdote, les photographies portent haut un humanisme sans complaisance. Michel Tournier en analyse la genèse dans son émission télévisée Chambre noire(3 juillet 1967).

A quatre-vingts treize ans, Jean Marquis consultait encore ses archives, exposait, documentait ses images, répondait aux interviews. Assurance tranquille du travail accompli, interrogation sur les verdicts de l’Histoire. Susie toujours là, pétillante de vie, gardienne du temple. Leurs enfants, leur fille assurent la relève. L’œuvre, inscrite dans les bouleversements des Trente Glorieuses, porte les conflits, les luttes et les deuils qui marquèrent une époque où l’abondance, le luxe et l’opulence ne furent pas seuls au rendez-vous.

Françoise Denoyelle  

Françoise Denoyelle est historienne de la photographie, professeur des universités à l’École nationale supérieure Louis-Lumière, professeur associé à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle vit et travaille à Paris. Une version de ce texte a été publiée dans la revue Faites entrer l’infini n° 50 en décembre 2010.

 

 

 

Merci de vous connecter ou de créer un compte pour lire la suite et accéder aux autres photos.

Installer notre WebApp sur iPhone
Installer notre WebApp sur Android