Caché au cœur des collines de la préfecture du Yamanashi, le bâtiment du Kiyosato Museum of Photographic Arts (KMoPA) se dresse tel un Buddha au milieu des conifères. Réalisée en béton coulé, cette merveille architecturale a ouvert ses portes il y a plus de quinze ans. Eikoh Hosoe, un des photographes japonais les plus influents, en est le directeur. La collection du musée comprend plus de 8 400 tirages et abrite la plus grande collection d’épreuves au platine au Japon (leur spécialité). KMoPA a également crée le programme « Young Portfolio » qui offre aux photographes de moins de 35 ans la possibilité de soumettre leurs œuvres afin d’éventuellement les incorporer dans la collection permanente du musée.
L’exposition actuelle : Great Spirit (« wanka tanka » en langue indienne d’Amérique ou « grand esprit »), regroupe les œuvres d’Edward Sheriff Curtis, Kiyoshi Yagi et Hamid Sardar-Afkhami. Les tirages d’indiens de Curtis (tirages platine, orotones et photogravures), les tirages platine d’Inuits de Yagi, les photographies de chasseurs et shamans de Mongolie par Sardar-Afkhami racontent une même histoire de survie en plein air et de résilience de peuples qui tentent de préserver leurs cultures et traditions dans un monde en perpétuelle évolution. Ces images retracent aussi l’histoire de la migration des Indiens d’Amérique qui ont évolué de la Mongolie, traversant la Sibérie et l’Alaska durant la préhistoire, et suggèrent que le peuple japonais est issue de cette même souche.
Pour cette exposition, la proposition du directeur Eikoh Hosoe, avec la conservatrice en chef du musée, Yuko Yamaji et son équipe, est de donner une leçon d’écologie alors que le monde fait face aux défis important liés au développement et à la préservation de la planète pour nos descendants. Les œuvres reflètent la dignité de ces peuples photographiés, leur beauté intemporelle étant préservée pour que les générations futures puissent les admirer.
Le travail d’Edward S. Curtis (1868-1952) est pour beaucoup la seule trace visuelle de la population indienne d’Amérique avant qu’elle fut regroupée et forcée à rejoindre les réserves. Réalisée au début du XXe siècle, son entreprise photographique, documenter toutes les tribus de l’Alaska à la frontière du Mexique, fut une course contre la montre. Bien qu’ayant accompli son projet, il a du recréer certains costumes traditionnels et beaucoup de ses clichés étaient mis en scène. Sous forme de photogravures, l’édition complète de ses livres n’a pu être achevée avant sa mort. Ses tirages platine et orotones (tirages sur verre virés à l’or) réalisés dans son studio sont impressionnants. Les photogravures originales grand format sont toujours recherchées par les collectionneurs (bien que des retirages modernes de piètre qualité, réalisées après que l’œuvre soit tombée dans le domaine public, inondent le marché aujourd’hui). Chaque image nous renvoie à un monde presque rêvé où l’homme et la nature vivent en parfaite harmonie.
Le photographe japonais Kiyoshi Yagi (né en 1968) passe de longs mois chaque fois qu’il voyage au fin fond des régions sauvages de l’Arctique où habitent de petits groupes d’Inuits qui vivent encore de la générosité de la mer. Ses rencontres avec ces populations isolées, dont l’instinct pour la chasse est resté intact à travers les siècles, sont immortalisées dans ses portraits de famille ou d’individus, ses images d’objets de chasse ou traditionnels, et ses paysages dépouillés et exquis. En tant que photographe plus qu’anthropologue, Yagi enregistre la vie de ces peuples qui vivent à la lisière de la civilisation. Ses modèles portent leurs belles fourrures de caribou ou de renard, comme les derniers membres d’une tribu royale perdue. Les chasseurs posent avec leurs armes, instruments indispensables pour procurer de la nourriture et survivre. Les tirages platine de Yagi, réalisés d’après négatifs verres, sont riches et évoquent les conditions difficiles de vie dans l’Arctique. Un renard blanc gelé en plein mouvement semble, selon ses mots : « en paix, comme s’il volait vers les cieux. » Le musée a monté les tirages avec soin afin que l’on aperçoive en bord de cadre les traces de pinceaux laissée par la solution platine appliquée à la main. L’œuvre de Yagi a été récemment publiée dans un livre élégant, dont le titre « Sila » veut dire « tout ce qui est à l’extérieur » en Inuit. Le concept de « Sila », qui gouverne le temps, la terre et toutes les créatures qui y vivent, est aussi utilisé pour décrire l’ordre des choses. La présence occasionnelle d’objets contemporains (un bateau, une carabine, la fermeture éclair d’une parka ou une paire de lunettes) vide toute image de romantisme et ancre ces survivants dans la réalité présente. Les photographies de Yagi nous donnent de l’espoir et expriment la fierté des peuples qu’il a rencontré au cours de ses nombreux périples.
Lorsqu’il vit au sein des tribus nomades de la Mongolie extérieure, Hamid Sardar-Afkhami, né en 1966, est encore plus conscient que l’homme occidentalisé a perdu le lien sacré qu’il avait avec les animaux et la nature. Les chasseurs et shamans qu’il documente dans ses films et ses photographies ont gardé intact ce lien qui les unit à leurs ancêtres. A travers leurs rêves et leurs transes, les chasseurs et shamans communiquent avec les esprits des ancêtres qui apparaissent sous la forme d’animaux totémiques (le loup, l’aigle, l’ours ou le renne) et leur apportent des messages pour les guider dans le monde présent.
Lorsqu’il a filmé ses documentaires sur les chasseurs Kazakh et Buryat ou sur le peuple renne, les Tsaatan (ou Duhalar), Sardar-Afkhami a réalisé une série de portraits iconiques de ces nomades qui parcourent les steppes de Mongolie depuis plus de deux siècles, libres des influences russes ou chinoises. Alors que les images d’indiens d’Amérique de Curtis nous renvoient une mélancolie nostalgique, Sardar-Afkhami a réussi à saisir la dignité des nomades dont les traditions et coutumes sont aussi voués à disparaître face à l’urbanisation croissante en Mongolie. Comme l’explique Tsuyanqua, la shaman de 102 ans perchée sur un renne majestueux : « Nous existons en relation de trois choses : la nature, les animaux et la mémoire de nos ancêtres. »
Une photographie peut paraître énigmatique, mais on finit toujours par y croire. Ces images, qui auraient pu être réalisées il y a un siècle, ont été prises entre 2000 et 2010.
La décision de produire des tirages au platine/palladium était à la fois un choix esthétique et philosophique pour Sardar-Afkhami. La variété des tonalités de gris obtenue avec les sels de platine est réputée supérieure à celle des tirages argentiques classiques. De plus, la durée de vie d’un tirage platine garantit qu’il pourra être vu pendant deux à trois siècles, peut être plus. Sardar-Afkhami assure à ces peuples une vie au delà de la leur et de la sienne.
Les tirages ont été produits par Salto, un laboratoire situé en Belgique. A la différence des tirages de Yagi, qui ont été réalisés directement à partir des négatifs, les techniciens de Salto peuvent produire des agrandissements. En scannant les négatifs et en créant plusieurs internégatifs de grande taille, ils peuvent contrôler l’équilibre et le contraste des différentes zones de l’image. Le résultat est surprenant, et rend les photographies encore plus iconiques.
Ce qui lie les peuples figurant dans les œuvres de ces trois photographes est leur absence de conscience géographique des frontières. La terre nous appartient à tous et c’est à nous de la protéger. Ce message éternel ne pourrait pas être plus poignant aujourd’hui, après la catastrophe de Fukushima causée par le tremblement de terre et le tsunami qui a suivi en mars dernier.
Texte et photos Christophe LUNN
Great Spirit : Photographies de Curtis, Sardar-Afkhami, Yagi
KMoPA (Kiyosato Museum of Photographic Arts)
3545 Kiyosato, Takane-cho, hokuto-shi
Yamanashi, Japon
407-0301
T. 81 551 48 5599
Jusqu’au 10 octobre
Ouverture : 10h à 18h
(Le musée est fermé le mardi)
Sila de Kiyoshi Yagi a été édité à 400 exemplaires par Photo Gallery International, Tokyo, Japon