La galerie Sit Down présente un dialogue entre la photographe française Chantal Stoman et son confrère italien Marco Lanza. En réduisant la photographie à un jeu de coupes, collages et recadras, ce dernier livre un travail sur le temps photographique aussi ludique que brillant.
Écrire que la photographie affronte la mort, ou lui tourne autour, est désormais un poncif usité, remâché, et qui sans les mots de Roland Barthes dans La Chambre claire ne trouve plus grand écho. La photographie s’affaire au temps. Chaque photographie est le marqueur d’une histoire, d’un instant passé, qui ne sera plus et qui se pare sitôt qu’on la regarde d’un vernis de nostalgie.
Est-ce à dire qu’il ne faut pas pour autant travailler sur ces notions ? L’archive photographique, intime ou anonyme est un matériau au demeurant inépuisable. Dans le sillon de Christian Boltanski, d’Hans-Peter Feldman ou encore Andrea Stultiens, la photographie et l’art contemporain, aux frontières désormais poreuses, en ont fait un matériau aussi bien qu’un objet.
Le photographe Marco Lanza, né à Florence en 1957, s’est pris comme d’autres d’une curieuse manie de collectionneur. Outre une œuvre établie entre commandes journalistiques (Harper’s Bazar, Die Zeit, Sunday Times) et séries personnelles, il se met à rassembler dès 2018 des boîtes d’archives photographiques argentiques, sans savoir ce qu’elles contiennent. Des photographies de vacances à la montagne au ton sépia aux instants millimétrés d’un père et de sa fille, des clichés d’une conférence aux événements familiaux ou sportifs, ces matériaux couvrent un temps long, des années 1900 à 1970 environ.
Ces archives entre elles n’ont rien à voir. Elles se regardent en une masse anonyme et se distinguent, prise après prise, par l’extrême différence de leurs scènes. Marco Lanza intervient sur ces photographies au contraire d’un collectionneur qui, compulsivement, chercherait à épuiser un registre unique. L’exemple était donné du temps de Sam Stourdzé aux Rencontres d’Arles, avec la présentation souvent intrigante de collections bigarrées, à l’image de la collection Claude Ribouillaut en 2017.
Lanza pourrait tout autant faire œuvre d’histoire, histoire d’unité, voire unité de couleurs. L’exemple est donné ces jours-ci avec la belle présentation de The Anonymous Project à la galerie Magnum, initiative conduite par Lee Shulman et qui donne à voir les tirages kodachrome pris dans la classe moyenne britannique des années 1950-1980.
De l’archive, les chemins s’ouvrent, ruissellent et s’éparpillent. Les lubies de collectionneurs et les présentations d’artistes orchestrent des présentations inventives. Mais plus rares sont ceux qui, comme Marco Lanza, interviennent sur le matériau même, pour en souligner le caractère aussi bien plastique qu’historique.
Lanza parcourt chaque photographie à la loupe, si l’on peut dire, cherchant à isoler d’une scène un détail précis. Il utilise « une feuille de plexiglas opale avec un trou carré au centre pour recadrer les photographies […] se concentrant sur ce qui [lui semble) intéressant pour son œil », précise Chiara Dall’Olio, conservatrice à la Fondazione Modena Arti Visive.
Après la collecte, Lanza isole, découpe, troue, recoupe, puis classe, rassemble, hiérarchise avant de colliger, opposer, superposer et border, cadrer. Et l’on peine à croire qu’il n’a pas, le tableau fini, un petit sourire à soi, heureux de son tour.
Sur les bancs de maternelle, nous apprenons ces verbes et gestes d’action et de mesure. Classer puis recréer s’avère un de nos principaux moteurs cognitifs, et l’un des leviers les plus courants de l’artiste autodidacte. L’exposition de Charlotte Laubard L’Enigme autodidacte le montrait à merveille au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole (2020) et l’on peut trouver chez Lanza, dans son usage de l’archive comme d’un terrain de jeu, dans cette pratique du reclassement et la transformation, des similitudes avec Henry Darger.
Il y a dans cette œuvre curieuse, simple comme toutes bonnes idées, une forme de joie, sinon de rire. Certes ses grands formats dépersonnalisent la figure humaine. Et certains de ses assemblages, peut-être même les plus élégants, se jouent du portrait pour décentrer le regard du visage aux robes et costumes désuets du siècle passé. Il y là indéniablement une résistance à la multiplicité des images de notre époque, et chacune des compositions affirme la puissance de la banalité.
Mais il y a avant tout autre chose ce sentiment de gaieté, de légère euphorie qui prend l’œil quand soudain, face à un tableau, le détail s’offre à nous. Oh, c’est bête à dire oui. C’est un péché mignon, mais qui n’a pas pensé tout joyeux, tout satisfait de lui, trop heureux de pouvoir frapper le bras de son voisin : « as-tu vu ce petit détail » ?
J’ai cœur à croire que Marco Lanza est de ces esprits coquins, à l’œil vif. Il a fait de l’art du détail tout un humour, et de l’humour des compositions pleines de sens. Comme l’archive, comme l’instant qui s’ancre, ces esprits-là se regardent sans ennui.
Marco Lanza et Chantal Stoman – Mémoires effacées
Galerie Sit Down
4 Rue Sainte-Anastase
75003 Paris
Jusqu’au 29 octobre
https://sitdown.fr