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Galerie Ilian Rebei : ‘Brésil, corps et démocratie’ – Entretien avec Ulisses Carrilho

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Jusqu’au 18 décembre, la galerie Ilian Rebei présente un ensemble de photographies et de vidéos des années 1960 à aujourd’hui, permettant de comprendre le rapport entre corps et démocratie au Brésil, des années 1960 à aujourd’hui. Entretien avec son commissaire, Ulisses Carrilho.

L’exposition s’intitule « Você me abre seus braços e a gente faz um país », traduit en français par « Tu m’ouvres tes bras et nous faisons un pays ». Celle-ci traite de trois concepts principaux, entremêlés, concomitant ou opposés : Brésil, corps et démocrati’. Pouvez-vous expliciter ce titre ?

Le titre est tiré d’une chanson très populaire au Brésil de Marina Lima et Antonio Cicero, Fullgas (1984), qui ne serait habituellement pas catégorisée comme une chanson politique canonique. Dans celle-ci, j’aime particulièrement comment la façon dont la quête de la création d’un pays est formulée comme une lettre d’amour. La chanson a été composée un an avant la fin de la dictature au Brésil, en 1984, une année charnière pour l’art contemporain brésilien, avec l’exposition « Como vai você, Geração 80 ? » à l’école d’arts visuels Parque Lage. Lima est une chanteuse pop tandis qu’Antonio Cicero est un poète très respecté, deux personnes du mouvement queer. Le titre a été choisi pour pousser repousser la frontière de ce qui est considéré comme politique, tout en faisant écho à la métaphore des armes présente dans l’hymne national du Brésil. Au Brésil, mais aussi en Argentine, au Chili, en ce qui concerne les années de dictature, il est très courant d’avoir des expositions qui présentaient des œuvres réalisées par des hommes, majoritairement des hommes blancs.

J’ai voulu éviter ce préjugé en pensant le cœur historique de l’exposition autour de trois femmes artistes : Anna Bella Geiger, Anna Maria Maiolino et Iole de Freitas. Je voulais montrer des femmes, des artistes queer, qui puissent apporter un regard particulier à ce sujet, qui réfléchissent à ce qui se cache derrière la notion même de corps. L’influence de notre histoire coloniale et du patriarcat est fondamentale pour parler d’un corps hypersexualisé, par exemple. Ces moments durs de l’histoire, de massacres massifs, de torture, de censure et de répression, à l’origine de beaucoup de violence, ont également été l’occasion pour des contre-récits d’émerger en résonance avec de nombreux mouvements internationaux de libération, comme Mai 1968 en France ou Stonewall aux États-Unis. Cette référence à la chanson de Marina Lima et Antonio Cicero met également en évidence leur poésie, et la façon dont cette poésie était profondément liée à la politique, qui pourrait bien être le besoin de démocratie ou simplement le désespoir d’un manque de démocratie. Sans compter la culture pop, les médias de masse. Lorsque vous ouvrez le vinyle de cette chanson, l’intérieur contient un manifeste disant que leur maison n’avait pas de murs, qu’ils ne voulaient pas obéir à certaines morales. Nous avons beaucoup de supports dans l’exposition, beaucoup de rythmes, de langages et de codes qui, d’une certaine manière, dialoguent tous ensemble, mais sans volonté de donner un sens, d’être cohérent, d’être entièrement exhaustifs. Puisque nous faisons face, comme beaucoup d’autres pays, aux avancées de l’extrême droite au Brésil, la phrase, tout en étant très synthétique, ouvre la voie au visiteur pour qu’il la comprenne à travers son propre corps, ses propres pulsions de révolution. L’idée d’une connaissance incorporée se présente dans une phrase reconnaissable pour le peuple brésilien mais souligne également l’urgence à laquelle toutes les nations doivent faire face. Comme l’a souligné Theodor Adorno en débattant des avancées du nazi-fascisme en Allemagne, la notion même de démocratie est une promesse jamais achevée. Dans l’exposition, j’ai tendance à penser que les perspectives queer peuvent nous amener à la même réflexion concernant le concept de corps.

 

Cette exposition retrace-t-elle des recherches personnelles, des cours et des travaux sur lesquels vous avez travaillé dans le passé ?

Oui. J’ai essayé de comprendre comment le capitalisme et les forces libérales parviennent à façonner nos corps dans notre possibilité de vivre. En tant qu’homosexuel, cela me touche d’une manière très personnelle. J’ai tendance à penser que j’ai beaucoup de chance d’avoir pu comprendre mon identité gay au cours de mes années de formation, cela m’a permis de découvrir tout un champs pensée qui se trouvait autour du féminisme. C’était comme ouvrir des pans de la philosophie, de l’économie et de la psychanalyse, des alternatives aux connaissances traditionnelles, où je pouvais me comprendre d’une manière différente. Le fait d’être hors de son pays et de travailler sur ce même pays vous oblige également à remettre en question la notion de représentation, même si je ne suis pas ici pour représenter un pays entier, mais une seule et unique personne. J’aime à penser que le corps et la politique sont des notions partagées par le public, facile à relier aux œuvres d’art – une sorte de dispositif, même si ce public ignorait le contexte particulier de l’histoire politique et artistique du Brésil. En ce qui concerne les correspondances entre les œuvres, j’ai beaucoup réfléchi, mais je n’aime pas penser que le point de vue du conservateur doit déterminer les interprétations des autres de manière aussi verticale. Je pense que cette expérience de découverte peut être plus excitante – c’est peut-être pour cela que la dernière salle de l’exposition, au sous-sol de la galerie, fait écho à l’architecture d’une chambre noire : un lieu de chuchotements, de découvertes et de plaisir.

 

L’exposition réunit également des artistes des années 1960 à nos jours, avec un très large spectre sur l’art brésilien.

Je savais dès le départ que je devais penser à des dialogues intergénérationnels, articulés dans l’exposition comme une narration, comme une sorte de récit non linéaire, comme des pièces reliées entre elles par un certain regard. Ce qui détermine l’exposition n’est pas l’histoire de l’art en tant que discipline, avec des pièces chronologiques, mais leurs résonances formelles et leur présence physique – une relation très directe entre les objets, les sujets et leurs affects. Une expérience corporelle. L’œuvre la plus ancienne de l’exposition est Limpeza de Ouvido com Cotonete, d’Anna Bella Geiger, une grande œuvre de la série Visceral. 1968, lorsqu’elle l’a réalisée, était l’année de l’Acte institutionnel numéro cinq, l’un des moments les plus durs depuis le coup d’État qui a conduit le Brésil à la dictature de 1964 à 1985. Ce n’est que dans les années 1980 que le Brésil est redevenu officiellement une démocratie. Ce qui, en ce moment même, s’avère menacé par quatre années de gouvernement caractérisées par des inégalités croissantes et des menaces pour la justice sociale, avec des blessures plus profondes comme la colonisation et le capitalisme.

Pendant les années 1960 et 1970, le Brésil se caractérisait par une radicalité très forte, avec une pensée queer et décoloniale bien développée, nous pourrions citer O Lampião da Esquina, le premier magazine gay du Brésil, et le dialogue que Lélia González fit entre psychanalyse et histoire coloniale. Des soulèvements similaires à ceux qui ont eu lieu en France en 1968 ont rendu possible des stratégies afin d’affronter la dictature par le biais de métaphores, de symboles, de discours et de création matérielle. Toutes les œuvres présentées ont été choisies pour avoir une surface politique, si je puis dire, mais elles ont aussi une surface poétique en elles. Et mon intention était d’apporter différents types de stratégies politiques afin de donner les exemples que vous avez bien voulu deviner avec moi. Par exemple, Anna Bella Geiger utilise dans son œuvre Passagens I et Passagens II son corps et sa représentation dans une sorte de mouvement en boucle, une interaction graphique et mécanique avec l’espace et la société. Dans O Pão Nosso de Cada Dia, son corps, comme Iole de Freitas, ne se montre jamais comme une image complète. La série Visceral montre des parties de corps désassemblées, ce qui pourrait être lié aux crimes commis pendant la dictature, aux corps cachés par les forces de police, mais aussi à toute l’histoire de la représentation du corps dans l’histoire de l’art.

Mais ce corps était désassemblé. Il était en partie comme autant de corps fragmentés ou de parties de corps. Et puis, bien sûr, nous pouvons faire le lien avec les crimes commis pendant la dictature et les corps qui étaient cachés par les forces de police. Et cette œuvre, comme beaucoup d’autres dans l’exposition, se rapporte également à l’universel. En 1968, la France ou la Hongrie ont également été secouées par des soulèvements, par des révoltes. Au Brésil, par des étudiants et des ouvriers, comme dans de nombreuses régions du monde. Ainsi, Anna Bella Geiger est venue à Paris en 1969 pour y apporter un manifeste aux artistes français leur demandant de refuser de participer à la Biennale de Sao Paulo en 1969. Iole de Freitas a montré son travail à la 9ème Biennale de Paris. Cela dit, l’exposition ne cherche par à réduire ces artistes à une géographie ou à un médium, elle ne veut pas les considérer dans une perspective géopolitique et réductrice.

 

Vous avez mentionné un manifeste et l’exposition présente également un autre manifeste, qui se rapporte à un mouvement pornographique. De quoi s’agit-il ?

C’est le manifeste du Movimento da Arte Pornô « Manifesto escrito nas coxas » [Manifeste écrit sur les cuisses], qui nous amène à comprendre tout geste politique comme se produisant dans le corps. En l’érotisant, avec humour.

Ces collectifs d’artistes, parmi beaucoup d’autres travaux, se mettaient nus et faisaient des apparitions avec leurs corps sur la plage comme une question de choc, un outil pour traiter de la morale, mais aussi dans la tradition même des happenings. Iole de Freitas était liée à l’Arte Povera par l’essai de Lucy Lippard sur son travail, elle vivait à Milan. Différentes perspectives d’être brésilien. L’exposition comprend également un autre manifeste, une poésie visuelle, qui affirme que sans désir, on ne peut pas faire de révolution [Sem tesão, não se faz revolução]. Le pouvoir érotique comme moteur de la transformation.

Ces manifestes ou les photographies mixtes de Luisa Brandelli pourraient peut-être résumer une utilisation très spécifique du genre et des mœurs au Brésil. Comment utiliser ou ne pas utiliser un maillot de bain, ou un bikini, dans une société très sexualisée, voire hyper sexualisée. De nombreux artistes de l’exposition font partie de la communauté homosexuelle. Ils sont actifs dans cette communauté. Ils ont une vie de trans, de gays, de lesbiennes, et c’est suffisant. Nous ne pensions pas qu’ils devaient représenter leur propre corps ou faire de leur identité un thème, aussi nous avons évité de présenter de nombreuses œuvres qui traitaient de leur corps ou de leur sexualité. La plupart d’entre elles utilisent davantage leur corps comme une réflexion sur la démocratie. C’est tout à fait comparable au premier magazine gay brésilien O Lampião da Esquina, qui n’était pas érotique mais qui était la voix d’une communauté, qui questionnait la sexualité et la politique. Et ce mouvement gay soutenait les diasporas noires au Brésil, comme nous pouvons le voir dans certains documents de l’exposition. Même s’il ne s’agissait pas d’un mouvement dominant, j’aime à penser que ces regards spécifiques sur l’histoire soulignent la possibilité de créer des alliances, ou de créer des interconnexions entre nos horizons. L’exposition est construite sur le même principe, en essayant de lier des relations entre les œuvres des artistes, entre les images construites par les militants et les artistes.

Depuis 2018, le Brésil a un président élu et un gouvernement qui ont manifesté publiquement l’idée de revenir à l’ordre en pointant du doigt les années de dictature, citant AI 5, et cela a coûté la vie à de nombreuses personnes. La violence, celle des forces de police, était également bien vivante en 1976, quand Anna Maria Maiolino a tourné des images voyeuristes de soldats à Rio de Janeiro. Et je crois que cette violence, à la fois de manière métaphorique et explicite, concerne également une jeune génération d’artistes, questionnant le pouvoir de l’État et son utilisation sur les classes précaires, comme Allan Weber, que j’ai eu la chance de rencontrer à l’Escola de Artes Visuais do Parque Lage lorsque j’étais son professeur. Ces artistes ont tous ressenti le besoin de se rattacher à leur propre réalité, à leur pays d’origine, et ce de différentes manières. Ces quatre années en particulier ont été un tournant dans la pensée culturelle et intellectuelle au Brésil, il est devenu absurde de penser à des stratégies pour développer un pays qui détruit les populations indigènes, la forêt amazonienne, l’éducation et la culture.

Au cours de la première année du gouvernement Bolsonaro, nous avons eu une exposition à Porto Alegre, dans le sud du Brésil, [Queermuseu]. Par la suite, le Museu de Arte do Rio a décidé de la faire tourner à Rio. Or le maire de la ville ne l’a pas autorisée. Nous avons décidé de l’accueillir à l’Escola de Artes Visuais do Parque Lage. Et même si nous n’avions pas les moyens de le faire, nous avons pu l’accueillir grâce à la puissance collective, soit le plus grand crowdfunding de l’histoire des projets culturels au Brésil, réunissant plus d’un million en réel. Les expositions d’art contemporain ont tendance à être réservés aux plus privilégiés, elles n’ont pas tendance à concerner un large et grand public. Heureusement, ce fut le cas. Il n’est pas possible d’édulcorer une histoire marquée par la violence, mais l’humanité, à travers différentes époques, a trouvé la possibilité d’apporter des réponses plus essentielles. Bien sûr, je préférerais un État qui soutiendrait l’industrie créative, qui comprendrait sa place dans l’économie… Mais nous avons encore un long chemin à parcourir pour que cette idée se concrétise. Nous aurons besoin de beaucoup de bras ouverts.

 

 

‘Você me abre seus braços e a gente faz um país’
[Tu m’ouvres tes bras et nous faisons un pays : Brésil, corps et démocratie].

Galerie Ilian Rebei
Du 15 octobre au 18 décembre 2022
50 Rue Chapon, 75003 Paris
Ouvert du mardi au samedi, de 11h à 19h
Plus d’informations en ligne

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