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Dans les couloirs du pouvoir, portraits des hommes politiques sous Reagan

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La photographe Judith Joy Ross expose actuellement sa série Portraits du Congrès américain, 1986-87 chez Deborah Bell Photographs, à New York. Ross livre ici une réflexion sur le fait de photographier des hommes et des femmes au sommet du gouvernement américain.

Emma Kennedy : Vous avez réalisé Portraits du Congrès américain, 1986-87 dix ans après The Family, de Richard Avedon, projet consacré aux dirigeants américains du monde de la politique, des finances et des médias, commandé par Rolling Stone pour le bicentenaire des États-Unis. A l’opposé du traitement presque clinique par Avedon de figures telles que Rose Kennedy ou Ronald Reagan, votre série s’avère plus intimiste et sensible, même si elle fait également autorité. Avez-vous pensé à Avedon lorsque vous avez réalisé ce projet ?

Judith Joy Ross : Vous serez sans doute étonnée d’apprendre que c’est l’œuvre des grands photographes de Southworth & Hawes qui m’a donné l’envie de faire Portraits du Congrès américain, 1986-87. J’avais ce livre, The Spirit of Fact :The Daguerreotypes de Southworth et Hawes, 1843-1862 (1976), écrit par Robert Sobieszek et Odette Appel, publié chez Robert Godine. C’est la force impressionnante et la noblesse des visages, notamment celui de Lemuel Shaw, qui m’ont guidée pour ces portraits au Congrès.

La seule chose que je me suis dite à propos d’Avedon est plutôt gênante : comment se fait-il que mes photos ne soient pas aussi connues que les siennes ? Mais je suppose qu’un portrait d’Avedon est comme un bouquet de fleurs magnifique et très cher. Mon travail est comme un jardin arrière ou des fleurs sauvages le long d’une route. Ce sont deux façons de faire différentes, aucune n’est meilleure que l’autre. Avedon rend ses donne de l’importance à ses sujets à travers la forme et le style. Ce qui m’intéresse moi, ce sont plutôt nos banalités, nos défauts et nos forces.

J’ai fait Portraits du Congrès américain, 1986-87 pour représenter à ma façon des figures d’autorité. 1986 était l’époque de l’affaire Iran-Contra. Ronald Reagan était président, et Tip O’Neil Président du Parlement. Comme aujourd’hui, les membres du Congrès faisaient leur promotion avec des photographies d’une banalité insultante. Quand j’ai photographié les vétérans lors des commémorations de la guerre du Vietnam en 1983-84, on voyait le Capitole au loin. J’avais envie de savoir qui étaient les gens du gouvernement, ceux qui décidaient de nos vies. Quand je les voyais dans les médias, ils ne me semblaient pas réels, à part dans le MacNeil/Lehrer show (aujourd’hui PBS NewsHour), où les masques tombaient.

Pourriez-vous nous parler de vos séances avec les membres du Congrès ? Comment expliquiez-vous vos intentions aux hommes politiques, et pourquoi pensez-vous qu’ils aient accepté d’être photographiés ?

Je prenais contact avec la personne en charge dans l’équipe du Sénateur ou du député dont je voulais photographier et je demandais à pouvoir le faire dans leur bureau pendant un rendez-vous de quinze minutes. J’expliquais que le portrait d’eux que je ferais alors serait exposé dans le cadre du Bicentenaire de la Constitution, dans le plus ancien musée d’art des États-Unis, l’Académie de Beaux Arts de Pennsylvanie, à Philadelphie. Voilà tout ce que j’avais à leur offrir – un peu de publicité patriotique. J’avais organisé une exposition avant de faire les photos. C’était très stressant.

J’ai choisi qui j’allais photographier en m’aidant du formidable Almanach des Hommes Politiques Américains publié par le National Journal. C’est un recueil d’informations de 1591 pages sur le Congrès et le Sénat. Il y a de toutes petites photos de chaque membre du Congrès et de chaque sénateur, avec des détails sur leurs votes et qui ils représentent. J’ai choisi des gens avec lesquels je n’étais pas d’accord et d’autres avec lesquels j’étais d’accord. Ça m’a beaucoup inspirée.

L’année où j’ai travaillé sur ce projet, je passais une semaine sur deux à prendre des rendez-vous depuis mon domicile d’Allentown en Pennsylvanie. (C’était l’époque des machines à écrire et des téléphones fixes). C’était très éprouvant pour mes nerfs, un vrai défi pour moi qui suis quelqu’un de très mal organisé. L’autre semaine, je faisais mes séances photos à Washington.

Je prenais mes photos en utilisant l’éclairage disponible, avec une chambre photographique 8×10. J’avais une pellicule conçue pour les négatifs, ce qui me laissait plus libre de photographier même quand la lumière était horrible. Je prenais cinq minutes pour installer l’appareil. J’avais dix minutes pour prendre la photo et partir. Il me fallait parfois une heure ou plus pour aller d’un rendez-vous à un autre à travers tous les couloirs du Congrès ou du Sénat. C’était beaucoup d’attente, d’inquiétude, de peur et d’excitation d’errer dans ces couloirs en traînant tout mon matériel. Quand je rencontrais finalement le membre du Congrès, bien sûr, j’étais effrayée, mais je voulais que ça marche. Mon heure était enfin arrivée ! Il était temps de voir. Temps de découvrir ce qu’il y avait à voir. Temps de faire un portrait !

Pourquoi avoir décidé de faire des portraits classiques, dans le décor minimaliste, presque générique, de leurs bureaux, au lieu de les photographier par exemple au travail dans les Chambres ou en campagne ? 

Je n’avais aucune idée que je faisais des « portraits classiques », mais je vois ce que vous voulez dire. Pour moi, c’est le genre de photo qu’on fait lorsqu’on aime Eugene Atget et August Sander autant que moi.

Ces photos ont été prises dans les bureaux de chaque membre du Congrès. Il n’y a pas lieu plus intime. Fallait-il que je rajoute un décor pour savoir qui ils sont ? J’ai décidé que non, absolument pas. Mon sujet, c’était eux. L’objectif était d’en tirer le plus possible : un défi énorme dans des pièces si peu éclairées.

Je considère en outre que quand on utilise des chambres photographiques 8×10, la profondeur de champ est si faible avec l’objectif classique que j’utilisais, qu’il faut éliminer l’environnement, à moins de reculer pour faire des portraits de pied ou de trois quarts. Les décors des bureaux du Congrès étaient révélateurs, mais il faut sacrifier des choses quand on fait une photo. Dans mon travail précédent, Portraits du Mémorial des Vétérans du Vietnam, à Washington D.C., 1983-84, on ne voit que rarement le mémorial. Il est sur les visages des gens que j’ai photographiés.

Une photo peut être un égaliseur formidable, mais les portraits officiels ne suscitent pas pour autant une empathie immédiate. Vous avez déclaré avoir fait cette série en partie pour vous « confronter » à vos préjugés. Vos portraits officiels des membres du Congrès nous invitent-ils à envisager des perspectives en contradiction avec nos propres convictions et opinions ? Et, étant donné le clivage en apparence insoluble de la saison électorale actuelle, que disent vos portraits de notre passé – et de notre futur ?

Susan Kismaric déclare dans son livre formidable, American Politicians, Photographs from 1843 to 1993 (1994), « Ross est allée à Washington avec des émotions mêlées – dans l’espoir que l’appareil objective ses sujets et identifie en retour certaines vérités les concernant, et souhaitant dans le même temps que ces idées sur qui était « bon » et qui était « mauvais » seraient confirmées. A sa grande surprise, au lieu de consigner le bien ou le mal, elle a réalisé une série de portraits de nous en tant que nation, qui intègre le fait que nous soyons guidés vers une représentation par des hommes blancs.

Plusieurs des élus que vous avez photographiés, notamment Strom Thurmond et Robert C. Byrd, sont critiqués pour leur opposition ouverte aux droits civiques. Comment vos photos – et cette nouvelle exposition – abordent-elles cette histoire ?

Je suis la plupart du temps terrifiée par les croyances et les actions des autres, car nous sommes tous d’un côté ou de l’autre. Mais c’est ainsi. Nous avons nos défauts. Nous pouvons faire des choses formidables et des choses absolument horribles. Et nous sommes en désaccord sur la définition de ces choses. Au moment où j’ai fait ces photos, les membres du Congrès faisaient des compromis. C’est ainsi que fonctionne le gouvernement ; je ne vous l’apprends pas. En ce qui concerne Strom Thurmond, je ne suis pas du tout d’accord avec lui. Et alors ? C’est un homme charismatique, qui aurait pu être roi. Il avait même dans son bureau ce que je crois être un meuble Louis XIV. Quelle présence, avec ses énormes épaules et sa toute petite tête de pomme ratatinée, quel éclat dans son regard : une force qu’il fallait gérer, et pourtant…

Quant au Sénateur Byrd, son pouvoir était tout aussi écrasant, mais très étrange. Alors oui, bien sûr, c’est triste, il a été membre du Ku Klux Klan. Des années plus tard, il a livré le meilleur de tous les discours contre la guerre Iran-Irak. Mais qu’importe que je sois d’accord ou non avec ceux que je photographie. Ce n’est pas un problème. Regardez le sénateur William Roth. Il était puissant et chaleureux. Il ressemblait à Walter Matthau. Et le sénateur Claiborne Pell. Il me faisait penser à Boudha. Il m’a dit qu’il était épuisé. Je me suis tellement rapprochée de lui qu’il était incroyablement calme et beau. Mais je ne peux pas parler de tous.

J’ai fait mes recherches, j’avais mes opinions, et j’ai fait des découvertes. Je crois que ces portraits expriment une certaine vérité. Mais vous serez sans doute heureuse d’apprendre qu’une personne m’a absolument déplu, au point que je quitte notre rendez-vous. Je devais retrouver le sénateur Jesse Helms et il se trouve que la séance devait se dérouler sur les marches du Capitole, juste après une séance photo à laquelle il participait avec un groupe de lycéens. J’étais allongée dans l’herbe avec mon trépied et mon appareil sous les arbres du côté Sénat du Capitole, au moment même où je devais partir pour le prendre en photo. (Je pense qu’aujourd’hui je me ferais tirer dessus par un sniper si je faisais ce genre de chose.) Quoi qu’il en soit, je suis partie… j’ai pris mes affaires et je suis partie. J’étais heureuse de ne pas faire ce portrait et de continuer à le diaboliser dans mon esprit. Mais l’idée d’avoir à gérer ce lieu me terrifiait : c’était une vraie responsabilité et une chance incroyable. Je ne sais pas. Je continue à me dire que j’aime être partie, parce que cela me donne une forme d’autosatisfaction dont j’ai grandement besoin. Même si la photo que j’aurais pu faire aurait sans doute donné un résultat plus complexe et utile.

Que ressentez-vous à l’idée d’exposer cette série à nouveau, trente ans plus tard ?

Je suis ravie d’avoir la chance de ressortir ce travail en ces temps très chargés et difficiles sur le plan politique. Ces photos peuvent-elles nous en dire plus sur notre avenir ? Je dois me contenter de vous parler de moi. Et il se trouve qu’au moment où j’écris ces mots, je suis terrifiée.

Propos recueillis par Emma Kennedy

Emma Kennedy travaille pour Aperture magazine, à New York, aux Etats-Unis. Cet article a été publié par Aperture le 1er novembre 2016 et republié avec l’accord de la fondation Aperture et de l’auteur.

 

Judith Joy Ross, Portraits du Congrès américain, 1986-87
Deborah Bell Photographs
16 E 71st St #1d
New York, NY 10021
USA

http://www.deborahbellphotographs.com/

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