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Errol Sawyer, photographe de rue

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La photographie d’Errol Sawyer possède une solidité substantielle et vigoureuse : quand on observe son travail, on remarque une conscience vitale de cet instant de réalité. Avec plus de quarante-cinq ans de photographie au compteur, cet artiste parvient, grâce à des instantanés, à exprimer des vérités qui concernent davantage ses points forts que ce qu’on aperçoit au premier abord.

On ne trouve pas d’articles sur Errol Sawyer écrits par des érudits et des experts en “photographes noirs”, comme Deborah Willis et Maurice Berger. Pourtant, son œuvre couvre une période allant des années 70 aux années 90 et offre une palette variée, de la photographie commerciale aux images de mode en passant par le documentaire et l’expérimental. C’est ce que je considère comme le sprint final du XXe siècle : de la bonne photographie, tout simplement. Et ce manque de reconnaissance du milieu intellectuel, leur dévouement à la promotion des “photographes noirs” (passés et présents) nous rappelle que dans la société moderne, nous devons, en tant que lecteurs et passionnés d’art, aller au-delà de ce qui fait fureur dans les cercles mainstream de l’art photographique.

Pendant les années 70, Errol Sawyer a produit des images qui correspondaient parfaitement aux critères de la photographie commerciale : composition brillante, éclairage judicieux du modèle ou du produit, et impact global que tout photographe de mode ou commercial convoite : vendre l’idée au consommateur, vendre cette impression d’être aussi parfait que l’image, donner l’illusion que ça pourrait être vous avec ce vêtement et cette allure de rêve.

Errol Sawyer est arrivé à une époque où la photographie de mode était un débouché pour les photographes “sérieux”, qui voyaient le monde de la consommation comme une source de revenus fiable. Afin de pouvoir mener leurs projets personnels, ils se mêlaient au monde de la publicité, avec ses critères très stricts et parfois étroits définissant ce qui est beau, ce qui est à la mode. Richard Avedon, Edward Steichen, Irving Penn, Diane Arbus, Robert Frank et d’autres encore étaient assez futés pour comprendre que l’assurance d’un salaire pouvait leur permettre de transmettre leur véritable vision dans des projets personnels qui n’avaient rien à voir avec la satisfaction de cibles publicitaires. C’est la gestion avisée de cet équilibre (bien différencier le travail alimentaire des œuvres personnelles) qui les a placés dans la catégorie d’artistes en évolution au sein du médium photographique.

« Une photographie, ou même n’importe quelle image, devrait non seulement être une articulation entre un point dans l’espace et dans le temps, mais aussi provoquer simultanément une réévaluation de cet instant. », explique Errol Sawyer. « Elle doit stimuler notre perception de ce que nous tenons pour acquis dans les phénomènes physiques. Voilà pourquoi il est si important de laisser une image telle quelle, et c’est aussi la raison pour laquelle j’utilise l’argentique. Dans la chambre noire, lorsque je procède au développement des clichés et à leur évaluation, je ressens souvent l’existence d’une autre dimension, d’une force juste sous la surface de l’image visible. Et cela semble en constante évolution, invitant à de nouvelles interprétations ».

Dans les années 60-70, les éditeurs de magazines de mode accordaient aux photographes une certaine latitude dans la prise de vue. Contrairement à aujourd’hui, où ils considèrent la photo comme une étape de fabrication parmi d’autres (dont à peu près n’importe qui pourrait se charger tant l’offre est pléthorique), ce qui incite à privilégier le confort de la photographie commerciale, l’industrie exerçant un fort contrôle sur le photographe sur lequel pèse le risque de se voir remplacer par un collègue plus enclin à renoncer à sa liberté de création en échange d’un salaire et de la perspective d’une célébrité moderne, où le photographe est transformé en marque de fabrique.

Errol Sawyer a connu la période de gloire de la photographie, où le photographe spécialiste de mode n’existait pas. Il y avait des photographes et des non-photographes, point. Voilà pourquoi son travail commercial pourrait figurer aux côtés des œuvres de Richard Avedon, Irving Penn ou David Bailey. Que ce soit dans le magazine français Elle ou dans les versions US et France de Vogue, Errol s’est toujours intéressé à l’intelligence visuelle. En tant que Noir, son succès photographique dans ces publications de mode destinées au grand public était tout à fait novateur. Tout comme Gordon Parks qui a ouvert la voie pour que des Noirs montrent leurs capacités en tant que photographes dans Vogue et Life, ou Roy DeCarava qui a propulsé son style photographique intense dans le monde entier, Errol Sawyer mérite d’avoir une place aussi assurée que Roy avec ses portraits de John Coltrane ou ses photographies publiées dans Life associées aux essais sociologiques de Gordon.

Dans ses photographies de rue, on sent que le moment est vrai, non au sens d’effet de choc, mais en tant que canal qui perçoit l’instant s’extrayant et se cristallisant en souvenir visuel. Dans ce type d’images, Errol soigne la composition : les angles de vue sont ambitieux et ce qui se passe dans le cadrage est consacré à sa vision de la Vie. La manière dont il sculpte la lumière dans ces photographies en noir et blanc montre qu’il connaît bien le travail sur pellicule. Même si le visiteur se rend vite compte qu’il a l’œil professionnel et sait ce qu’il fait, sa photographie de rue possède une fluidité qu’il doit à ses débuts de photographe avec un Kowa, en Amérique du Sud, au début des années 70.

City Mosaic est un ouvrage important dans la carrière d’Errol Sawyer. Le livre s’ouvre sur une dédicace à son fils, Victor. Il s’agit d’une anthologie de ses photographies de rue accompagnées d’introductions bien écrites et approfondies, signées par divers auteurs : l’éminent critique d’art et écrivain A.D. Coleman, le professeur Franziska Bollerey, et la femme d’Errol Sawyer, l’architecte Mathilde Fischer. City Mosaic n’est pas uniquement centré sur des instantanés de vie, où une personne ou un groupe occupe l’espace photographique. Errol sait trouver une symbolique dans des panneaux de signalisation usés qui valent plus que de la littérature pour un tel photographe. Les rues ont été sa bibliothèque. Dans l’image d’un homme donnant à manger à un oiseau dans sa main, Errol saisit l’envol de l’animal, et immortalise l’humanité. Dans une autre photographie du livre, on peut voir une fenêtre brisée à côté du mot “changement” – cette fois Errol a photographié un cycle de vie. Parfois il faut que quelque chose se brise pour nous donner une leçon qui peut conduire à l’élaboration d’une nouvelle philosophie, changeant notre façon de voir et de penser, de manger et d’aimer, nous poussant à nous dresser malgré la colère et la frustration, poussés par la soif de comprendre le bonheur et la sérénité. C’est-à-dire continuer à vivre avec nous-mêmes en cherchant à se connaître. City Mosaic nous offre trois chapitres de 64 photographies en noir et blanc, qui nous laissent sur une impression de trop peu.

Le travail d’Errol Sawyer dans City Mosaic devient-il une quête philosophique, ou une forme de street art ? Ce qui semble évident à la lecture du livre, c’est que l’artiste donne toujours le choix au spectateur. Ce qui, quand on considère la profusion d’images dont on est bombardés dans notre monde moderne, est rare dans le milieu de l’art visuel. C’est tout simplement le concept de liberté qu’il nous offre, celle de penser par nous-mêmes en choisissant de tourner chaque page physique pour rencontrer de plein fouet ses photographies saisissantes en noir et blanc, qui n’ont rien à voir avec les images colorées et brillantes (bien que très réussies) qu’il a fournies pour le monde de la mode et de la consommation.

Le travail d’Errol Sawyer en dehors de la photographie commerciale correspond au choix d’un photographe de devenir davantage qu’un tour de passe-passe visuel pour vendre quelque chose aux consommateurs. Et dans ces travaux, on sent une individualité qui découvre enfin ses pleines compétences visuelles. On pourrait aisément argumenter pour sortir son œuvre de la catégorie mercantile dont se sont distancés Nathan Lyons, Val Telberg, Lucas Samaras et Anselm Kiefer. Intimement persuadés que leur travail pouvait aller au-delà d’un aspect superficiellement attrayant qui peut faire la puissance d’une photographie (lorsque l’individu est attiré par l’image parce que c’est un produit de base de la société), ces photographes ont voulu que leur public choisisse, grâce à son propre intellect, sa façon de voir la vérité en réfléchissant par lui-même, en tant que citoyen, en dehors des catégories toutes faites de la photographie. Ce genre de photographe invite les observateurs à devenir révolutionnaires en ouvrant leur esprit, même s’ils arrivent avec un passé où régnait le confort conditionné des images commercialement correctes.

« Mon travail se nourrit de mes premières expériences en tant qu’Afro-Américain natif de New York, au sein des communautés balkanisées des Juifs, des Italiens, des Irlandais, des Polonais, des Tchécoslovaques et des Portoricains de première et deuxième génération, dans les quartiers ouvriers de l’East Bronx », explique Errol Sawyer. « Sur le plan esthétique, mon travail poursuit la conversation entamée par les modernistes africains, les dadaïstes, Kurt Schwitter, Aaron Siskind, William Klein, Jackson Pollock, Roy De Cavera, Henri Guedon, Henry Miller, Mirò, Picasso, Miles Davis, Jimi Hendrix, Santana, Stanley Clarke, Chick Correa, Tito Puentes, Los Pepines… Nous connaissons le graffiti depuis les habitants des cavernes. Les affiches et les graffitis sont des transformations qui reflètent ce que les gens en ont fait, en tant que formes d’expression collective. Ce sont des médiums qui proposent un changement perpétuel ».

Des expositions en l’honneur du travail d’Errol Sawyer ont été organisées partout à travers le monde : New York, Angleterre, Suisse, France, Pays-Bas, Suède… accordant à ses photographies une attention et des compliments bien mérités. Lorsque ses photos ont été accrochées aux murs de la Tate à Londres, de la bibliothèque nationale de Paris et au Schomberg Center for Research in Black Culture à Harlem, toute l’œuvre se troue nimbée d’une aura qui la place dans la catégorie de photographie possédant une qualité artistique en surcroît de son usage en tant que médium visuel.

Certains photographes finissent par se compromettre. Les circonstances de cette trahison peuvent s’expliquer par le succès, la célébrité, l’épuisement créatif, ou par la conviction que le monde du commerce photographique se marie mal avec la mentalité artistique. Errol est parvenu à trouver sa façon de rester en phase avec son médium, tout en refusant de s’éloigner de ses valeurs, visuellement parlant. Il assume pleinement son travail photographique. Cet homme n’a nul besoin de s’adonner à tel ou tel genre de photographie pour faire ses preuves face à un jeune photographe en vogue qui dispose d’une importante audience virtuelle. Consacrer plus de quarante-cinq années de sa vie à ce médium et constater qu’au XXIe siècle la photographie populaire prend le pas sur la bonne et grande photographie… Le fait qu’Errol Sawyer ne se soit pas compromis pour se mettre au goût du jour, et son œil qui lui permet de voir tous les paramètres d’un instant donné, l’ont conduit à enseigner aux Pays-Bas, à l’université de Delft, de 2006 à 2010, transmettant ainsi son savoir aux futurs regards de la photographie. Tout ce parcours est marqué par son refus têtu de prendre de la distance par rapport à la photographie.

Pour expliquer comment un homme qui a assisté à l’évolution de la photographie au-delà de ses désirs propres, de ses succès et de ses réussites notamment en tant que pionnier dans le monde de la publicité de masse dominé par les Blancs jusque-là, a réussi à garder sa ligne directrice intacte, il faut chercher du côté de la force intérieure, qui l’a poussé sans discontinuer le long du chemin de sa vision profonde et tenace. Il faut de la volonté pour faire mûrir et évoluer son regard vers une honnêteté toujours plus grande. Cela va bien au-delà des changements apportés par les avancées technologiques. C’est dans son travail lui-même que l’on trouve comment ce photographe est resté fidèle à son œil. C’est par la photographie qu’Errol Sawyer a trouvé l’honnêteté artistique, et il s’agit d’un photographe qui n’a jamais cessé d’apprendre, mais qui est toujours enclin à partager, à offrir en retour, avec honnêteté et talent, dans le domaine visuel.

Shaun La

Shaun La est photographe et écrivain, et vit à New York, États-Unis.

Pour en savoir plus sur les photographies d’Errol Sawyer ou pour commander des tirages ou des livres, n’hésitez pas à le contacter sur son site officiel :

www.errolsawyer.com

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