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Editions Till Schaap : Patrick Gilliéron Lopreno : U-TURN

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Patrick Gilliéron Lopreno publie un livre de photographies U-TURN aux Editions Till Schaap en Suisse avec un texte de l’écrivain Slobodan Despot (« Le Miel », Gallimard).
Ce livre défend les différentes spiritualité comme un rempart contre le chaos et la catastrophe annoncée.
Voici le texte de Slobodan Despot :

Semainier de l’étrangeté
Quand sommes-nous entrés dans la technosphère? Deux siècles à peine, et cela nous semble une civilisation. Ayant inventé la machine à vapeur, nous avons cru pouvoir remplacer Dieu. Nous n’avons réussi qu’à contrefaire la nature.

Nous nous croyions les maîtres de la vie, nous ne sommes devenus que les esclaves de nos propres outils. Le chemin qui devait déboucher sur un avenir radieux était en réalité une roue sans fin où nous étions l’écureuil. Et la roue s’est mise à tourner de plus en plus vite. Après le charbon le pétrole, après le pétrole l’électricité, après l’électricité l’énergie nucléaire.

«L’accélération monstrueuse de la vie habitue l’esprit et le regard à une vision, à un jugement partiel et faux», notait Nietzsche dans Humain, trop humain, et tout le monde ressemble aux voyageurs qui font connaissance avec les pays et les gens sans quitter le chemin de fer.» On n’était qu’en 1878, mais la direction était donnée. Nous ne sommes que des passagers de notre propre vie et nous mourons effarés de n’avoir pas encore commencé à la vivre. Nous en avons fait connaissance, de cette seule vie qui était la nôtre, sans jamais quitter le chemin de fer.

D’où le sentiment de vide sidéral qui peuple de plus en plus nos constructions. Elles n’ont jamais vraiment été habitées, pas plus que des halls de gare ou des échangeurs d’autoroute. Toutes nos infrastructures ressemblent aux équipements désaffectés de jeux olympiques d’hiver qui, l’espace de quelques semaines, ont fait d’une station provinciale le centre du monde, il y a vingt ou quarante ans de cela. Un pont romain en pierres sèches est plus jeune que n’importe quel artefact en béton armé. La volonté fébrile de perfectionner la nature rend nos œuvres ringardes avant même qu’on leur ait posé le pignon. Ringardes avant d’être anciennes, décrépites avant d’avoir été ointes par la patine du temps. Fantomatiques avant d’avoir même eu le temps d’être hantées. Appelant le missile et l’explosif pour mettre fin à leur laideur.

 

II
Nous sommes de grands bâtisseurs. Nous ébréchons des montagnes pour garantir le ciment et le béton nécessaires. Or toute maison est une prison.

Y avait-il des constructions dans le jardin d’Eden? Non bien entendu, c’est pourquoi tout édifice a quelque chose de terrifiant.

On élève quatre murs, à angle droit de préférence. Déjà de quoi découper un cube d’obscurité dans la grande lumière divine. Déjà de quoi y jeter quelqu’un et verrouiller la porte.

Tout notre effort, depuis la sortie de l’Âge d’Or et jusqu’à la chute dans l’Âge de Fer, aura été d’humaniser ces prisons de fortune, d’en faire des demeures. De les assortir de frontons symboliques, de cariatides, de toits biscornus, de recoins inutiles, de demi-niveaux absurdes et de ponts froids qui les rendaient inchauffables. Mais il était normal de grelotter. Les mitaines et les châles faisaient partie de l’habitat. C’était le prix de son humanisation.

Les toitures fuyaient? L’humidité dessinait une infinité d’arabesques au plafond et les enfants s’endormaient en explorant la carte de ces pays imaginaires. Les cheminées dissipaient la chaleur? On se serrait autour, les genoux brûlants et le dos gelé. Chacun pouvait parcourir sa maison natale à l’aveugle, encore des décennies plus tard, en se repérant au grincement de la sixième marche d’escalier, au remugle montant de la cave, à telle aspérité du parquet. Les lieux que nous avions habités, à nuls autres pareils, se gravaient à jamais dans notre paysage intérieur. Ils étaient le matériau de notre personnalité.

Aujourd’hui, l’on replâtre les murs à la première lézarde, puis on les couvre de tableaux pour cacher leur angoissante uniformité.

Ce Grand hospice occidental, comme l’appelait Limonov, a tout de même un avantage. Il nous rappelle, en nous faisant migrer entre des cellules toujours pareilles, que nous n’emporterons rien dans la tombe, que nous avons notre âme pour tout viatique, et qu’elle-même ne nous est donnée qu’à titre de prêt. Le désert froid de la technosphère nous tend un miroir cruel, métaphysique et vertigineux.

 

III
La laideur est notre drapeau. Tout ce que la nature nous a légué de parfait devait être recopié en plus rigide, plus grossier et plus laid. Comparer l’embranchement du tronc et du rameau, sur le plus humble des arbustes, avec une soudure à l’arc. Les fibres végétales s’épousent et se mêlent comme des fleuves quand le métal brûlé, noirci, torturé crie sa souffrance.

La douleur est toujours laide, on le sait. Mais on oublie que l’inverse est plus vrai encore: la laideur est toujours douleur. Toute la pédagogie moderne aura consisté à nous en désensibiliser.

Car il y a une philosophie là derrière. Des résistances naturelles à vaincre. Devenir moderne, c’est apprendre à embrasser un lézard visqueux sur la bouche. Certains peuples, certains milieux, s’y sont faits plus vite que d’autres.

Louis XIV fit jeter aux fers, dit-on, l’inventeur de la première mitrailleuse. C’était une manière trop ignoble de tuer des hommes. Les Anglais ou les Allemands l’auraient sans doute anobli. Ces peuples commerçants et industrieux nous ont légué la pensée la plus immonde de toutes: lutilitarisme.

Au plan divin se substitue le Plan tout court. Le Plan ordonne les villes, calibre les maisons, dirige les vies de manière plus autoritaire, plus méticuleuse que le démiurge le plus maniaque. Or le Plan, ce ne sont jamais que des hommes, en col rigide, monocle et cravate, et leurs descendants plus ou moins asexués, plus ou moins androïdes. Nous sommes seuls coupables de notre aliénation.

La révolte contre le monde moderne est d’abord esthétique. Un Américain, Thoreau, en fut le premier expatrié, le premier réfugié politique à demander l’asile aux forêts. Thoreau préférait la beauté hostile à la laideur complaisante. Il avait compris que la technique ne servait pas l’humain, mais le rééduquait. Afin que l’humain, une fois reprogrammé, entre à son service. L’homme des champs était infiniment plus souverain que le rat des villes. C’est pourquoi la technosphère s’emploie à détruire les arbres et les forêts: pour nous priver de toute retraite.

 

IV
La musique célèbre l’ordre du monde. Or la musique vive n’existe plus.

Les moissons ont cessé de chanter. Elles vrombissent.

Les rues ont cessé de chanter. Elles vrombissent.

Les écoles ont cessé de chanter. Elles vocifèrent.

Les familles, les fratries ont cessé de chanter. Elles se dispersent.

À l’exception d’un nombre mineur de cas, les nouvelles générations n’entendent aucune note de musique sortant d’une gorge vive. Les haut-parleurs, en revanche, sont partout.

Que dirait Baudelaire, que dirait Dickens, que dirait Nietzsche, même, s’ils se réveillaient aujourd’hui au cœur de leurs propres villes? La parole serait-elle plus rapide que l’apoplexie? De justesse, peut-être.

Un monde sans religion est un monde sans louange. Un monde sans louange n’a pas besoin de chanter. Le divertissement en conserve lui suffit. C’est pourquoi les foyers de chant rituel et incessant, quelques monastères cisterciens ou orthodoxes perdus dans le Languedoc ou dans les Ardennes, sont les derniers piliers qui préservent ce monde de l’effondrement complet dans le chaos et dans la nuit. Ils sont plus importants que toutes les centrales nucléaires, et personne autour d’eux ne le sait.

Qu’avons-nous besoin de louange? La religion de la charité et des miracles, nous avons réussi à la singer à la perfection, ou presque. De la charité, nous avons fait un système: la liturgie humanitaire. Les miracles, nous les multiplions à la pelle. Et de plus, en bonne science, ils sont reproductibles!

Ainsi en était-il de tout le monde jadis chrétien, de Manhattan au Kamtchatka, il y a une génération encore. Nous rivalisions à qui taguerait plus méchamment les sanctuaires. Puis, soudain, nous avons divergé. Nous avons commencé à processionner derrière les Prides, eux là-bas derrière des icônes séculaires. À leur soif de tradition, nous avons répondu par plus de modernité encore. Tout en comptant sur eux pour mener nos astronautes dans l’orbite. Car à mesure que nous arrachions nos racines, nous arrachions nos neurones. Jetant le bébé avec l’eau du bain sans rien comprendre.

 

V
À Jérusalem, au matin de Pâques, jaillit la Sainte Flamme qui ne brûle pas ceux qui la touchent. Par contact et contagion, de bougie en chandelle, le feu de vie se répand dans tout le monde orthodoxe. Seul dans toute l’Union européenne, le gouvernement grec, de gauche ou de droite, lui rendait les honneurs. Il le faisait acheminer au Pirée par sa marine de guerre avant de l’accompagner en procession d’État. Un grand penseur français a fait observer que c’était, avec les traditions japonaises, la seule résistance organisée à l’Empire du Management dans le monde développé.

Nous n’avons plus le droit en Occident de laisser la mystique interférer avec la gestion. Nous avons cantonné la foi aux affaires d’église, et les affaires d’église à des questions sociétales et humanitaires. De Maître Eckhart et Saint Jean de la Croix aux kermesses à petits fours, quelques aspirations humaines non secondaires ont été laissées en chemin. Les sectes se sont chargées de les recycler.

Et pourtant, comme braise sous cendre, elles existent. Spontanément, elles se lancent sur les chemins.

Le Chemin, la Vérité et la Vie. Le Tao, livre de la voie et de la vertu. La foi n’est que cheminement et horizons ouverts. Qu’en reste-t-il? Les conques des sentiers de Compostelle! Suivis chaque année par des millions de fols en Christ qui s’ignorent.

Ils marchent sans savoir pourquoi ils marchent. Se donnent des prétextes triviaux, des alibis de narcisses. Faire son bilan. Se ressourcer. Rentrer en soi. Mais qui ose dire: je m’en remets au destin? Je me livre dans mon entière fragilité, seul sous la voûte céleste? Qui encore ose se jeter dans le vide accroché à la Providence comme le sauteur à son élastique, sachant qu’aucune rencontre sur cette voie initiatique ne sera fortuite? Et qui, parmi ces randonneurs «pour la santé», ne s’est pas retrouvé parlant directement au Seigneur dans sa marche hypnotique, comme le Knulp de Hermann Hesse mourant dans la neige et voyant enfin Celui qu’il cherchait?

 

VI
Rétablir la Présence. Combler les interstices. Retrouver le chant de louange qui jamais ne cesse.

Les moines orthodoxes, et les spirituels vivant cachés parmi la déshumanité urbaine, visent l’accomplissement suprême en répétant sans relâche, même dans leur sommeil la prière du cœur: «Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur!» Tout est contenu dans ces quelques mots. Mais arriver à les fondre dans son souffle pour qu’ils deviennent aussi naturels et aussi nécessaires que la respiration, peu sans doute y parviennent.

Retrouver la louange passe par le rejet du faux. L’art qui ne contrefait pas, mais qui révèle la contrefaçon, qui n’embellit pas, mais qui dénude la laideur, est déjà un art spirituel et une ascèse. Gilliéron Lopreno n’est plus vraiment photographe. Il est un moine à qui l’appareil sert de chapelet et de bâton de pèlerin.

Sur le chemin de la plénitude perdue, l’ère du vide laisse d’innombrables reliques, comme les ossements rongés dans le labyrinthe du Minotaure. Géométries aiguës dans les volutes sans heurts de la nature, reflets aveuglants de verre et de métal brossé, urbanisme sans proportions, zones de développement transformées en friches industrielles avant même d’avoir été achevées. Si la destruction créatrice est le credo de l’époque, la création destructrice des ingénieurs et des architectes est son miroir. Ôtez le brouhaha, le ronflement perpétuel des moteurs et l’électricité des foules et il ne restera que le vide quand les demeures d’autrefois portent encore et pour des siècles le sceau et l’empreinte de leurs bâtisseurs. Sans omettre les légions de fantômes.

Devant tant de bruit, le petit peuple des bois s’est lui-même réfugié sous terre. Nous avions les mêmes déités, les mêmes ondines et les mêmes elfes d’Irlande en Oural et au-delà. Comment cela se fait-il? Où sont-ils passés?

Combien le monde serait-il plus riche à nos yeux si nous savions voir ce qui ne se dévoile qu’au regard consentant et impliqué? Faute de nous impliquer assez, nous pouvons au moins documenter l’absence.

 

VII
Il y a deux façons de concevoir notre métier de jardiniers et d’intendants de la création. Comme marchepied de notre divinisation ou comme service à un Maître. Dans le premier cas, notre ambition sera sans limites et notre prochain sera son outil. Dans le deuxième cas, notre sacrifice sera sans faille. Entretenir le jardin d’un seigneur qui, peut-être, ne le visitera jamais? Faut-il être fou pour une telle besogne…

C’est le pari inverse des clochards qui attendent Godot. Non pas zoner en attendant le maître providentiel, mais s’activer comme s’il était déjà là, chaque jour, à nos côtés.

Outre que cela repousse l’horizon de l’absurde, nous n’avons pas vraiment le choix. L’autre voie est celle du transhumanisme. L’homme créateur de l’homme, ou en d’autres termes la bifurcation de l’espèce entre les maîtres du vivant et les esclaves absolus.

Ce choix était contenu dans le sourd triomphe de la laideur universelle. Ce message est imprimé dans chaque mur de béton lisse, chaque villa carcérale, chaque école ressemblant à un silo, chaque bretelle d’autoroute écrasant un étang ou humiliant un vieux quartier de maisons. Les Modulors de la standardisation universelle sont contemporains des camps et ancêtres du tatouage au QR Code et des utérus artificiels. Il n’y avait pas d’autre issue à l’impersonnalité esthétique que la dissolution de la personne. De temps à autre paraît un architecte, un peintre, un photographe, un cinéaste qui voit la disgrâce, qui la consigne et la documente pour ceux qui, après lui, sauront la corriger. Discriminer le laid du beau, c’est déjà faire la part du bien et du mal. Le cahier des charges du «créatif» moderne n’en demandait pas tant. Il s’en gardait bien même. Pour pouvoir embrasser le lézard sur la bouche, il est nécessaire d’ignorer sa hideuse laideur. C’est toute une école. Et les derniers arpenteurs du Beau, par la haute route ou le chemin creux, sont là pour défaire cette contre-éducation. Rompre le charme de ce qui jamais n’a été charmant.

Slobodan Despot

 

 

Patrick Gilliéron Lopreno : U-TURN

Editeur : Till Schaap

Texte : Slobodan Despot

Graphisme : Chris Gautschi

https://www.tillschaapedition.ch/

 

www.lopreno.com

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