Synonyme d’art de voyager depuis 1854, Louis Vuitton continue d’ajouter des titres à sa collection « Fashion Eye ». Chaque livre évoque une ville, une région ou un pays, vu à travers les yeux d’un photographe. Kilamba de la photographe Laura Bonnefous donne, avec brio, à voir une ville-dortoir angolaise à l’architecture aussi colorée que déroutante.
Le propre d’une collection éditoriale est de s’inscrire dans la durée. Sans la ribambelle d’opus s’ajoutant les uns aux autres, une collection de livres ne prend d’ampleur, ne s’inscrit dans l’œil du lecteur, n’écrit pas son histoire, ne tient en rien sinon de l’initiative avortée. Et il lui faut s’enraciner dans un graphisme immédiatement reconnaissable, à l’image des couvertures blanches de la NRF, autant que d’élire son propre panthéon.
La collection de livres photographiques des éditions Vuitton, intitulée « Fashion Eye » s’est distinguée depuis ses débuts par son format uniforme aux couvertures colorées, images incrustées invitant au voyage et son cahier intérieur largement dévolu aux travaux du photographe, éclairés si besoin d’une biographie, d’un entretien avec l’éditeur et, parfois, d’une liste d’œuvres.
L’uniformité d’une collection et ses règles graphiques comme éditoriales contraignent à l’originalité. Plus le cadre enserre, plus l’imaginaire déborde, règle d’or oulipienne de la création. D’un titre à l’autre, l’histoire n’est jamais la même. « Fashion Eye » avait, jusqu’à l’opus de Laure Bonnefous, invité au voyage sur les routes de la Soie, évoqué les imaginaires estivaux des côtes, raconté les tumultes des villes ou la pesanteur des capitales oubliées. Avec l’idée première, avouée ou inconsciente, d’ouvrir la lecture à des voyages toujours plus diverses.
Mais il est des contrées qui sortent de l’ordinaire, des paysages inconnus des agences de voyage, des imaginaires qui distordus ou plus simplement fonctionnels, provoquent simplement la curiosité. N’est-ce-pas là l’idée première d’un livre ? Tourner les pages pour y trouver la suite. Plus encore s’il entremêle un lieu, sa beauté et son étrangeté.
Kilamba est une fiction en dur, un mirage comme une incongruité fonctionnelle née du capitalisme chinois et des promesses d’un président angolais. Voyons l’illusion avant le réalisme. Le livre tout entier de Laura Bonnefous en provoque une, des plus réussies, en se concentrant sur la forme, la couleur et les architecture de cette ville située à 30 kilomètres au sud de la capitale du pays, Luanda.
Le Kilamba de Laura Bonnefous est une symphonie en quatre temps, marquée dans la fabrication par quatre papiers teintés, et ponctuée d’envolées colorées, de hautes notes pastel. Pour le dire simplement, ou l’avouer de bon cœur, c’est un livre admirable par sa couleur. Il relève d’une maîtrise spectaculaire d’une gamme resserrée autour de cinq couleurs majeures, le « vert, jaune, bleu, orange et un lilas-beige un peu plus doux » d’après l’artiste.
Ces couleurs sont abordées frontalement, l’une après l’autre, et la compositiondes photographies dans chaque partie joue autour de thèmes simples : immeubles, murs, balcons, habitants, visages et corps en rupture avec leurs environnements colorés. La couleur est à la fois motif, texture et fond. Elle est omniprésente et pourtant d’une immense douceur. On lui attribuerait volontiers, du jaune au bleu égrillard, de la gaieté ou de la sensualité, si on ne savait pas après Michel Pastoureau combien son interprétation varie d’une civilisation à l’autre.
La présence même de ces cinq couleurs à Kilamba constitue par ailleurs une énigme. « On ne sait pas ce qui a déterminé le choix de ces nuances, mais il est certain que ces tonalités pastel sont peu présentes dans le pays ». Premier indice ! Ce pays n’est présent en rien, si ce n’est dans sa terre ocre… et encore.
Kilamba tient de la contre-utopie, du principe architectural et urbain froid. De ce besoin de loger à grand volume qui saisit les sociétés en développement. Laure Bonnefous raconte : « Cette ville a été bâtie par une compagnie d’État chinoise è la China Internaional Trust and Investment Corporation (CITIC) – pour la somme de 3,5 milliards de dollars », en échange à un accès prioritaire au pétrole. […] La ville nouvelle de Kilamba est sortie de terre en moins de quatre ans, là où il n’y avait rien et a été inaugurée en 2012 ». Une ville-dortoir aux 200 000 lits, calquée sur les modèles d’urbanisation des années 1930-1950 en Europe et qui n’est occupée qu’à un tiers de sa capacité. Une ville-déraisonnable qui jure avec les « petits villages aux maisons individuelles et architectures basses » du pays.
Dans ce délire capitalistique pourtant, Laura Bonnefous trouve une forme de beauté, qu’elle organise en « tableaux abstraits » – un terme utilisé à bon escient. Il y a dans l’ensemble de cette série, et même quand la présence de certains habitants s’affirme dans les compositions, une omniprésence de la couleur, de sa profondeur, de son existence propre. Son usage par l’artiste rappellerait les presque-abstractions de Saul Leiter et ses peintures Painted nudes, les écritures colorées d’Irma Blank, aussi bien que les déclinaisons pastels de Giorgio Griffa sur de minces et fragiles parchemins.
Mais a-t-on toujours besoin dans une critique aussi admirative qu’enjouée de jeter des ponts ? Oh non, parfois le voyage se suffit à soi-même, et il dit toute l’illusion de l’art. Kilamba peut-être tient du village Potemkine à l’angolaise, ou à la chinoise. Et si les « gens vivent ce lieu en le prenant comme il est. Avec un léger sentiment de fatalité », son livre lui tient du rêve éveillé, où les couleurs suffiraient à dire une histoire muette et pourtant bavarde.
Laura Bonnefous — Kilamba
Éditions Louis Vuitton, 2022
Collection « Fashion Eye »
Edité par Sylvie Lécallier
Graphic design parLords of Design.
Editions française et anglaise, 104 pages.
Disponible en librairies et en ligne.