Rechercher un article

Don McCullin : “Le photojournalisme a été empoisonné par le monde de l’art.”

Preview

Don McCullin était le président du jury de la 30ème édition du Prix Bayeux Calvados-Normandie.

Michael Naulin du Figaro a réalisé une formidable interview ! La voici :

 

Don McCullin : “Le photojournalisme a été empoisonné par le monde de l’art.”

Président du jury de la 30e édition du Prix Bayeux Calvados-Normandie, le grand photographe britannique y expose les célèbres clichés des conflits qu’il a couverts. A 88 ans, il porte un regard lucide sur sa carrière.

Don McCullin a dédié sa vie à la photographie. Pas seulement celle des guerres, celle des paysages aussi, des ruines antiques, des crises sociales. Le grand témoin des tragédies humaines, défenseur d’un noir et blanc intense qui vous fait l’effet d’un coup de poing, expose à Bayeux ses photos iconiques des grands tourments du monde. Il y présidait aussi ce week-end le jury du 30e prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondants de guerre, qui a récompensé, dans la catégorie photo, l’Italo-Britannique Siegfried Modola pour son travail sur la rébellion birmane. Vétéran de l’image, artisan acharné, d’une fière allure « so british » intacte, le lion aux yeux bleus et à l’humour teinté de mélancolie range peu à peu ses instruments, et tente de faire la paix avec ses ombres intérieures.

 

Le Figaro. – Une des expositions de Bayeux rend hommage aux photographes et journalistes qui ont couvert le débarquement allié du 6 juin 1944. Vous êtes vous-même un enfant de cette guerre…

Don McCullin. – J’aurais aimé faire partie de ces correspondants. Mais je n’avais pas encore 5 ans lorsque la guerre a éclaté (il est né le 9 octobre 1935, NDLR). Je vivais à Londres, bombardée sans relâche par les Allemands lors du Blitz. C’était terrifiant. On m’a envoyé à la campagne puis dans le nord de l’Angleterre où j’ai vécu des moments très difficiles. À la mort de mon père, lorsque j’avais 13 ans, j’étais déterminé à faire quelque chose de ma vie. J’y suis arrivé, mais au prix des horreurs des guerres que j’ai couvertes et des victimes que j’ai vu mourir sous mes yeux.

 

Vous avez été un grand témoin du conflit israélo-palestinien. Quelle est votre réaction lorsque vous voyez la situation actuelle en Israël et dans la bande de Gaza ?

J’ai suivi cette histoire durant la moitié de ma vie. De mon humble opinion, je pense que si le gouvernement israélien avait créé davantage une atmosphère de paix par le dialogue, nous n’en serions peut-être pas là aujourd’hui. D’un autre côté, les Palestiniens, auxquels je suis très attaché, n’ont jamais eu de bons dirigeants, ils ont été gouvernés par des incapables et des voyous. Les habitants d’Israël et de Gaza devraient pouvoir vivre leur vie paisiblement. Personne ne devrait subir les conséquences de mauvais gouvernements et du commerce des armes. Personne.

 

Avez-vous encore la flamme intérieure qui vous pousse à y aller ?

Évidemment. Chaque fois que je vois un conflit comme celui-ci ou celui en Ukraine, j’ai envie d’aller le couvrir. J’ai ça dans le sang. Mais mon corps me dit : « C’est fini pour vous M. McCullin, fini. »

 

Parmi vos photos exposées à Bayeux figure un cliché de paysage, celui de la Somme. Votre ami le romancier britannique John Le Carré disait de vous : « Partout où il va, il en fait un champ de bataille »…

Il y a une part de vérité, notamment parce que je photographie mes paysages essentiellement en hiver, lorsque les arbres n’ont plus de feuilles. Ils ressemblent alors à des squelettes. Je fais aussi en sorte que le ciel soit très sombre. J’appelle ça le « ciel wagnérien ». Wagner retentit souvent dans ma chambre noire. J’aime aussi Bach et sa musique qui vous fait descendre à la même vitesse que les battements de votre coeur. Elle m’apaise autant que les paysages. Il n’y a pas de meilleure thérapie.

 

Votre chambre noire est-elle aussi un refuge ?

C’est comme se retrouver dans le ventre de sa mère. Cela me rappelle la photo du foetus prise par le photographe Lennart Nilsson. La lumière rouge dans l’utérus est la même que celle de la chambre noire. Il y a quelque chose de symbolique. Dans ma jeunesse, je passais des journées entières retranché dans cette pièce. Désormais je ne peux pas y aller plus de deux heures par jour tout simplement parce que mes jambes ne me portent plus. Je pense en fermer la porte cette année. Y avoir passé plus de soixante ans de ma vie c’est comme si j’avais fumé trois paquets de cigarettes par jour. La chimie est extrêmement toxique. Mais en développant mes propres photos, j’ai pris le contrôle de leur puissance. Je voulais qu’elles soient sombres et intenses, de sorte que vous ne puissiez pas passer devant sans les regarder.

 

Après avoir été confronté à la folie de la guerre, comment fait-on pour ne pas sombrer soi-même ?

La frontière avec la folie est très mince. J’aurais pu devenir fou en allant à la guerre. Je ne souffre pas de stress-posttraumatique parce que j’ai grandi dans un milieu violent, très pauvre, sans éducation (Finsbury Park, quartier ouvrier du nord de Londres, NDLR). Si j’étais allé à l’université, mon esprit se serait peut-être effondré. J’ai quitté l’école à l’âge de 15 ans, en sachant à peine lire. J’ai rapidement senti que la vie était contre moi et que je devais la surmonter. Alors j’ai foncé comme un taureau dans l’arène. Mais avec le recul, je considère aujourd’hui ma vie comme incroyablement égoïste, car je ne pensais qu’à moi et à la photographie. Ma famille était terrifiée à l’idée que je ne revienne pas.

 

Vous avez été anobli en 2017, est-ce une revanche sur cette enfance difficile ?

Je pense évidemment aux conditions dans lesquelles nous vivions mes parents et moi, nous dormions tous dans la même pièce, sans toilettes ni salle de bains. L’une des choses à savoir en Angleterre, c’est que nous avons encore un système de classes. Tout le monde pense que cela a changé. Ce n’est pas le cas. Je ne me fais donc pas d’illusions sur l’acceptation de mon titre, je sais d’où je viens. Je l’ai fait pour mes enfants que j’ai abandonnés en courant après cette folle vie de photojournaliste.

 

La photographie vous a-t-elle sauvé ?

Je n’ai pas cherché à devenir photographe. Je crois sincèrement que c’est la photographie qui m’a trouvée. Les journalistes avec qui j’ai voyagé à travers le monde sont devenus mes tuteurs. Je les ai écoutés. J’ai aussi voyagé avec des écrivains de renom comme John Le Carré. Ils sont devenus mes maîtres d’école. J’ai toujours été un apprenti de la photo, encore aujourd’hui. Je l’ai aimée parce qu’elle est magique. Mais je suis sur le point d’y renoncer, je suis trop vieux. Tout ce que je souhaite, c’est rester dans ma maison du Somerset (comté situé au sud-ouest de l’Angleterre, NDLR), et ne pas être persécuté par moi-même car je suis le plus grand persécuteur de ma vie.

 

Quel regard portez-vous sur la profession aujourd’hui ?

Le photojournalisme a été empoisonné par le monde de l’art. Ce qui est montré ici à Bayeux, ce n’est pas de l’art. Nous parlons de photojournalisme, de guerre et de tragédie. Beaucoup de photographes ont perdu la vie en exerçant leur métier. Est-ce que cela vaut la peine de se faire tuer pour une photo ? La réponse est évidemment non. Mais pourquoi y allons-nous ? Qu’est-ce qui nous pousse à partir ? Être happé dans la vie de photojournaliste a l’effet d’une drogue, il est difficile d’en sortir. –

 

Interview par Michael Naulin pour Le Figaro
© Michaël Naulin / LeFigaro.fr / 16.10.2023

 

Prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondants de guerre, expositions jusqu’au 12 novembre 2023.

À lire : Don McCullin. Le monde dans le viseur, d’Alain Frachon, Michel Guerrin et Jon Swain, Équateurs, 128 pages, 23 euros.

Merci de vous connecter ou de créer un compte pour lire la suite et accéder aux autres photos.

Installer notre WebApp sur iPhone
Installer notre WebApp sur Android